Parade, jamais sans ma ville

Parade, jamais sans ma ville

Il y a dans la musique de Parade, quelque chose qui, dès la première écoute, contourne les habitudes auditives entraînant les catégorisations hâtives, et perce les défenses que l’on construit avec le temps pour ne pas se laisser dominer par des émotions trop vives. Quelque chose d’immédiat, l’expression d’une sensibilité brute et cabossée, se maintenant en équilibre précaire sur un fil au dessus d’un gouffre mais s’élançant à chaque instant vers le haut, poussée par une quête d’absolu. Affleure ici la mémoire de la souffrance, quelle que soit sa forme – physique ou psychologique – mais également au coeur de celle-ci, le développement inexorable d’un espoir. ‘Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve‘ lançait Hölderlin, et c’est particulièrement juste dans le cas du groupe marseillais. Après avoir écouté le premier EP éponyme en 2020, puis le mini-album It All Went Bad Somehow en 2023, il devient difficile d’oublier l’expérience que ces derniers font vivre, une expérience d’une déchirante intensité qui conduit, rien de moins, qu’à accepter le tragique de l’existence. On y trouve un lyrisme ne niant jamais le réel, le sanctifiant plutôt, ainsi que d’héroïques cavalcades électriques suffisamment maîtrisées pour laisser s’échapper, régulièrement, des notes plus douces pourtant chargées d’une tristesse acceptée et, par là même, sublimée. Et il y a la voix de Jules Henriel, lourde du poids du passé mais aussi portée par l’élan que la possibilité d’avoir un avenir provoque. Jules, justement, on l’a rencontré aux abords de la salle du Liberté, à Rennes, après le concert donné par Parade dans le cadre des Bars en Trans, début décembre dernier. Le reste du groupe est déjà sur la route pour assurer un concert en Corse le lendemain ; le chanteur, lui, accompagné des membres de SoVox, un groupe de garage également originaire de Marseille, est bien décidé à profiter de la nuit rennaise, en plus de nous accorder un inoubliable moment d’échange. L’homme est cultivé, d’une touchante et subversive sincérité, volubile sans jamais cesser d’être pertinent, sans concession, et totalement investi dans ce qui n’est pas un rôle pour lui mais, on le découvrira assez vite, une véritable planche de salut : musicien dans un groupe de rock.

Parade, c’est un seul mot mais qui en évoque mille autres. C’est un tourbillon de couleurs, de formes et de sons retenant l’attention. ‘Après avoir formé le groupe avec Nico (Nicolas Fossoy, le guitariste soliste), on avait booké un concert alors que nous n’avions toujours pas de nom. J’avais lu ce livre de Ian F. Svenonius, Stratégies occultes pour monter un groupe de rock, que je conseille à toutes celles et ceux qui s’intéressent au sujet. On y lit que le choix du nom d’un groupe ne doit pas être réfléchi, qu’il doit apparaître comme dans un songe. Et deux mois avant le concert, je me suis réveillé un matin en me disant : ‘on va s’appeler Parade’ ! Alors, on savait qu’avec un tel nom, on serait difficile à trouver sur le net, mais j’aimais bien cet unique mot, fédérateur‘. La dimension ostentatoire de la parade ne semble pas vraiment coller au groupe, qui ne tombe jamais dans l’esbroufe ou le racolage, mais présente ses chansons comme des concentrés d’émotions visant directement au coeur. Il faut donc, si l’on s’intéresse au sens du nom, considérer la dimension ironique de son usage : ‘Je trouve le monde tellement tragique et violent que j’ai fait le choix de vivre ma vie au second degré, tout en m’occupant du mieux possible des gens que j’aime. Tous autant que nous sommes, nous existons aujourd’hui au dessus d’un brasier. Cela me rend tellement triste de voir que tout part en vrille. En 2002, je manifestais avec ma mère contre Le Pen et aujourd’hui… Parade n’est pas un groupe politique mais il ne peut que diffuser les angoisses, frustrations ou joies que le monde nous inspire. Tu ne peux pas être hors-sol en tant que musicien, tu es en lien, nécessairement, avec la réalité de la vie‘.

Et ce qui est indéniable avec le groupe marseillais, c’est l’engagement total de chacun.e de ses membres dans la création. On sait d’emblée que l’on n’a pas affaire à une récréation, à un simple divertissement, mais bien à quelque chose de vital. ‘La musique pour moi, ce n’est pas une blague. Elle te donne un droit de parole, qui te permet de dire des choses et ça, ça se respecte. Je n’ai pas envie dans vingt ans de me dire que j’ai sorti un titre pour me foutre de la gueule de je ne sais quoi. Non, j’ai envie, dans vingt ans, d’être fier de ce que j’ai sorti… mais c’est pas dit que ce soit le cas ! On évolue avec Parade dans un milieu où on sait qu’on ne vivra pas – ou peu – de notre truc, par contre ce qui est certain, c’est que si plus tard on peut être contents des deux EPs et des trois ou quatre albums que l’on aura sortis, alors on pourra se dire que l’on aura conquis et préservé notre dignité en tant que groupe, et il ne peut y avoir de prix à cela. Pour moi, la musique, c’est un engagement total : c’est ça ou rien, en fait‘.

Parade, on le comprend assez vite, est pour Jules une esquive à son ancienne vie : ‘J’ai une histoire personnelle qui fait que je suis là pour une raison. En 2012/2013, je rentre d’Erasmus en Bulgarie, j’étais amoureux d’une polonaise, et je voulais partir faire serveur à Londres. Mes parents m’ont bien sûr dit non. J’ai alors passé des concours d’école de commerce en apprentissage, j’ai été pris, et je suis alors devenu banquier. Voir que les gens, dans un petit microcosme, se mettent autant de bâtons dans les roues sans que cela n’apporte quoi que ce soit à qui que ce soit, sauf à une boîte dans laquelle personne n’avait aucun intérêt, j’ai trouvé ça dur… Toute cette violence au coeur des rapports humains… J’ai fait une dépression à vingt-trois ans et ils m’ont licencié. D’un côté, travailler dans la banque a été le drame de ma vie, de l’autre je suis content de l’avoir vécu parce que si j’avais été à la place que j’occupe maintenant à vingt ans, j’aurais pété un gros câble. Grâce à cette expérience, j’ai pu notamment mieux gérer les rapports de force que l’on retrouve également dans le milieu de la musique, en plus d’avoir bénéficié de deux ans de chômage – et pas le pire – pour monter Parade ! Alors tu vois, je ne sais pas forcément ce que je veux dans la vie, mais je sais maintenant très bien ce que je ne veux pas‘.

Les morceaux de Parade émergent de cicatrices bien ouvertes, mais non pour se repaître de façon complaisante de la souffrance passée ou présente, mais plutôt pour y trouver l’énergie de se transcender. ‘Évidemment, je joue ma vie sur scène, et ce sera toujours comme ça‘. Mais il ne faut pas voir dans le groupe un véhicule pour l’expression d’une seule personne, bien plutôt une aventure humaine, un véritable effort collectif permettant à chacun.e de trouver dans sa relation avec les autres les moyens de s’élever vers une forme d’épanouissement : ‘On s’est rencontrés avec Nico quand j’étais au fin fond de ma dépression, tandis que lui était en train de se séparer de sa copine. Pour te dire à quel point on était des putains d’outsiders. Moi, ça faisait dix ans que je m’écoutais dans mes dictaphones en me disant ‘ouais, j’suis bon’, ‘nan, j’suis pas bon‘. Nico, c’était un personnage de la scène marseillaise, mais en retrait : c’était ses potes qui prenaient la lumière. Sauf que le meilleur guitariste, c’était lui. Quand on a commencé Parade, on n’a pas réfléchi à ce qu’on voulait faire avant de le faire. On a fait la musique qui nous parlait, et c’est devenu une histoire d’amitié forte et intense entre nous tous : moi, Nico, Marine et Oliver. Les textes sont certes très personnels, ce sont mes mots, mais c’est pas moi qui les dit, c’est Parade. Quand je m’exprime, je le fais toujours avec l’énergie des trois autres‘.

L’amitié, Jules en parle sans cesse, tout comme de la famille, déterminante dans son devenir de musicien. ‘C’est mon père qui ma fait écouter, à six ans, dans la voiture, Neil Young et David Bowie, et c’est ma mère qui m’a mis à la guitare à huit ans. J’aime bien parler de Bourdieu, de son idée de capital social, économique et culturel. Jamais j’aurais pu faire ce que je fais aujourd’hui sans l’éducation de mes parents. On est tous profondément déterminé par là d’où l’on vient. J’ai énormément de respect pour ceux qui n’ont pas bénéficié de ce genre d’aide, qui ont fait de la musique avec leurs seules armes, et il y en a un qui n’est pas loin de moi (Vicenzo, le batteur de Sovox, attablé à côté de Jules). Je m’estime privilégié. Aujourd’hui, faire du rock, c’est un truc de classe moyenne, blanche, cisgenré. J’ai pas vu beaucoup d’arabes dans ce milieu, à part Nassim (le bassiste de Sovox). Il faut des moyens pour acheter une guitare, un ampli, des pédales, une voiture pour tourner…‘.

Mais au-delà de la famille, il y a la ville, Marseille, que l’on croît trop facilement, de l’extérieur, recluse et monopolisée par le rap. La ville au bord de la Méditerranée, par sa singularité comme par le réseau de sa scène rock, est constitutive de l’identité de Parade. ‘Marseille, c’est un monde à elle toute seule, tout se passe différemment d’ailleurs. Tu te poses au bar, tu roules ton joint, personne va te faire chier, même pas les flics qui passent en bagnole dans la rue ! On est dans une ville où les immeubles s’effondrent, mais où les gens restent debout. On est de cette ville et pas d’ailleurs. C’est une responsabilité pour moi d’y rester et de la représenter. Parade s’est formé à Lollipop, chez le disquaire, qui est maintenant notre label. Je suis maintenant un ami intime de Steph (Stéphane Signoret) et Paulo (Paul Milhaud), les fondateurs du lieu, qui sont des mecs en or. Ils m’ont sorti de ma dépression à l’époque où je n’avais plus de goût à rien. J’allais passer des après midi là bas, je n’avais rien de mieux à foutre, et je repartais avec 200 balles de disques, bizarrement (rires). Ils nous ont énormément aidés, et j’espère leur renvoyer l’ascenseur en restant sur leur label. J’ai envie de pouvoir continuer de me pointer chez Steph, quand ça ne va pas, pour lui dire : ‘on peut parler ?‘. Et il se trouve que le milieu du rock est devenu un endroit accueillant, permettant justement à toutes celles et ceux qui ne veulent pas accepter un mode de vie aliéné par le consumérisme et la concurrence effrénée au travail de se retrouver. ‘J’aime bien cette idée qu’aujourd’hui être punk, c’est être écolo, féministe, partager des valeurs de rassemblement. Le fait que le rock soit devenu une musique de niche, ça crée forcément des freins à l’entrée et je pense qu’on s’évite de cette manière plein de connards. On est un tout petit milieu, et si nous ne sommes pas acteurs de notre côté, on va disparaître‘.

Que peut-on attendre de Parade en 2024 ? Des concerts, qu’il faut souhaiter nombreux, mais également un album : ‘On a cinq ou six morceaux déjà écrits, finalisés, et on en a quatre autres qu’on a pseudo maquettés. L’idée, c’est de sortir un album en septembre. Le premier EP était plus métaphorique, dans le sens où je n’étais pas précis dans ce que je racontais ; le mini album qui a suivi était centré sur ma découverte de ma bipolarité, ainsi que sur ce qui en découlait, mon internement en particulier ; le troisième sera plus ouvert sur le monde, il parlera notamment d’écologie, et musicalement on sera plus ou moins dans la continuité. Quand nous composons, j’apporte l’idée de base, Nico se greffe dessus et ensuite chacun vit son truc. Parade est une démocratie, chacun y a la liberté d’expression dont il a besoin, mais il y a une impulsion originelle qui vient de moi. Et il se trouve que pour ce nouvel album, je comprends de mieux en mieux ce que je veux, en bénéficiant du soutien des autres‘.

Parade persévère, donc, pour l’amour de la musique, mais également pour la beauté du geste, car s’il est bien quelque chose qui se dégage chez Jules, c’est le souci d’incarner au quotidien ce qui, habituellement, est réservé à la scène. Le rock, chez lui, n’est pas que l’objet d’un désir, nourrissant fantasme et finalement impuissance… Il l’a étreint et fait sien, méprisant alors les convenances mais pour retrouver la pleine sincérité du rapport à l’autre. L’évidence, chez Jules, est double : libre et profondément touchant. Il peut être imprévisible et entier dans la défense de ses convictions, mais également sans réserve dans l’expression de ses sentiments quand il a jugé que les conditions s’y prêtaient. Simple et immédiat, conforme en cela à sa définition d’un groupe de rock. Cela peut perturber si on est habitué à la duplicité et au contrôle permanent, mais comme lui même le dit : ‘Il y a un bouquin qui s’appelle Le rock’n’roll est mort et son cadavre encombre le monde (de Didier Balducci)… J’ai pas envie de changer le monde… mais ça ne me dérange pas de l’encombrer (rires) ! ».

Photos : Titouan Massé (groupe), Stéphane Perraux (portraits Jules)

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