Dudu Tassa & Jonny Greenwood – ‘Jarak Qaribak’

Dudu Tassa & Jonny Greenwood – ‘Jarak Qaribak’

Album / World Circuit / 09.06.2023
Ethno-pop / Leftfield

Présenté comme ‘la musique qu’aurait pu faire Kraftwerk s’ils s’étaient retrouvés au Caire en 1970‘ (dixit Greenwood), Jarak Qaribak (que l’on pourrait traduire par ‘Votre voisin est votre ami’) est un album plutôt inattendu, dans la sphère de la world music comme dans celle de la pop. Empreint d’une grande spontanéité et d’un plaisir communicatif, il est le fruit de la rencontre entre le britannique Jonny Greenwood (Radiohead, The Smile) et l’israëlien Dudu Tassa (The Kuwaitis). Par conséquent, cette collection de neuf chansons empruntées au répertoire traditionnel arabe parvient à nos oreilles sous des apparats modernes, ou du moins profondément revisitée.

Si la musique orientale ne semble avoir que bien peu de secrets pour Dudu Tassa (puisqu’il est lui-même le petit-fils d’un des frères Al-Kuwaity, duo musical légendaire en Irak et au Koweït), le lien pourrait sembler moins évident pour le guitariste de Radiohead. Pourtant, ceux qui se sont un jour donnés la peine de creuser dans ses univers et influences savent que Greenwood a plus d’un monde en lui. Ceux du rock et de la musique électronique tout d’abord, mais aussi – et peut-être désormais surtout – ses talents de compositeur de musique de films (ses partitions remarquées pour Paul Thomas Anderson, Lynne Ramsay ou plus récemment Jane Campion), d’arrangeur (les cordes, bois et cuivres aux subtils effets dans les morceaux de Radiohead ou The Smile) et bien-sûr de multi-instrumentiste à l’éclectisme aussi sincère qu’approfondi. Ce n’est donc pas si surprenant de le voir finalement, en 2023, s’attaquer au répertoire du Moyen-Orient, terres d’origines de sa femme Sharona Katan, pour nous livrer une interprétation toute personnelle des chansons qui, de son propre aveux, ont beaucoup compté dans son parcours musical ces vingt dernières années.

Les cordes et les rythmiques de Djit Nishrab forment une ouverture flamboyante et convoquent avec grâce le fantôme d’Ahmed Wahby, figure majeure de la musique algérienne du vingtième siècle. Dans ses paroles, le programme du projet transparaît : qu’il soit heureux, noyé, tourmenté, passionné ou questionné, tout sera ici question d’amour, et seulement d’amour. Celui qui unit les êtres, mais aussi celui qui unit les peuples, et ce quelles que soient les origines, les croyances, les conceptions politiques. Car même si le duo se défend de tout projet politique, en rassemblant sur un même disque des chants et des artistes israéliens, palestiniens, jordaniens, irakiens, syriens, libanais, égyptiens, saoudiens, émiratis, yéménites, marocains et algériens (rien que ça), le disque l’est forcément, ne serait-ce que symboliquement. Dans cette diaspora, pas d’impérialisme ni de militantisme mais simplement une ouverture, musicale, vers l’amour, la paix et la compréhension mutuelle.

Signature de Greenwood, les arpèges mélancoliques bâtis autour du mode mineur harmonique s’imbriquent tout naturellement dans les échelles microtonales d’Ashufak Shay. Conscient des difficultés de transcription et de transposition entre les cultures musicales orientales et occidentales, le duo crée une zone d’entente, faite d’imperceptibles compromis, qui ne perd jamais de vue son objectif principal : servir la musique, et ce tout en restant très conscient des limites et conditionnements de chacun. Les paroles, poétiques, ont toutes fait l’objet d’une belle traduction en anglais présentée soigneusement dans le livret accompagnant les supports physiques. On découvre ainsi dans Taq ou-Dub ce qui pourrait être l’argumentaire de cette fresque aux allures de patchwork : ‘You draw paths and paths for me, I’ll leave everyone on earth but will not stray from the lover’s path‘. L’occasion, sur ce titre, de tisser avec son ostinato obsédant un pont vers la culture occidentale du sample, constituant par la même occasion l’acte du disque le plus proche du précédent projet transfrontalier de Greenwood, Junun. Non loin en effet du fiévreux Roked, il nous rappelle à quel point ce disque, paru en 2015 et issu de la rencontre de Jonny Greenwood avec Shye Ben-Tzur et les musiciens indiens du Rajasthan Express, avait déjà initié un processus de dépassement des frontières et des genres musicaux.

Alors que la ballade aux allures de berceuse Leylet Hub, chantée par son auteur, laisse le beau rôle aux cuivres, aux bois et aux boîtes à rythmes chéries par Greenwood, le psychédélique Ahibak arbore des couleurs synthétiques qui rappellent celles des plus belles heures de Gorillaz, le tout allié à la finesse du mixage opéré par le fidèle Nigel Godrich. Entre les deux, la légèrement moins percutante Ya Mughir al-Ghazala nous offre tout de même une hypnotique ligne de basse et une savoureuse orchestration, feutrée et teintée d’influences jazz. Ya ‘Anid Ya Yaba, jouissant de ces mêmes qualités tout en y ajoutant la voix sublime de la mystérieuse Lynn A., introduit à merveille la plus curieuse mais très convaincante Lhla Yzid Ikthar, guidée par la voix de Dudu Tassa et les lignes électroniques de Greenwood. Pour refermer cette belle collection de titres cosmopolites, le duo choisit de rendre hommage au grand-oncle de Dudu Tassa, Salah Al-Kuwaïti, en reprenant l’un de ses morceaux tout en lui appliquant une dimension presque pop et festive pour des paroles pourtant d’une rare noirceur.

Si l’annonce des titres et des collaborateurs avant chaque morceau peut quelque peu irriter et casser la dynamique d’une écoute-fleuve, c’est bien là le seul grand défaut de cette aventure musicale haute en couleurs et tout en dédale que n’aurait pas renié les touaregs de Tinariwen. Un formidable travail de mémoire, de transmission d’un héritage et donc d’une ouverture sur une musique  méconnue en Occident qui devrait peut-être, grâce à ce disque, gagner enfin un nouvel auditoire.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Djit Nishrab, Ashufak Sha, Taq ou-Dub, Ahibak, Ya ‘Anid Ya Yaba, Lhla Yzid Ikthar


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