
05 Juin 25 Alan Sparhawk – ‘With Trampled By Turtles’
Album / Sub Pop / 30.05.2025
Folk
La musique d’Alan Sparhawk a toujours dialogué avec les spectres. Il suffit de lire les titres de Low – qu’il s’agisse d’EP (Songs for a Dead Pilot) ou de chansons (Death of a Salesman, Holy Ghost, Witches) – pour saisir cette esthétique hantée, travaillée par les ténèbres autant que traversée de fulgurances lumineuses. Que ce soit avec Mimi Parker, en solo, ou aujourd’hui avec les bluegrassmen de Trampled By Turtles, l’Américain n’a jamais cessé de régler ses comptes avec le crépuscule. Son épouse, compagne et co-autrice aujourd’hui décédée, il doit faire face à l’absence et pour cela, convoque toute l’étendue de son spectre musical. L’acte créatif devient ainsi armure contre le chagrin, forge du deuil.
Quelques mois après White Roses, My God, disque électronique et solitaire marqué par l’improvisation, les samples et l’autotune – comme si un filtre était nécessaire pour dire l’indicible – Alan revient avec With Trampled By Turtles, toujours chez Sub Pop. La formation de Duluth, amie de longue date et déjà croisée sur scène avec Low, l’accompagne ici dans un écrin 100 % acoustique : violoncelle, fiddle, mandoline, banjo, deux guitares, et autant de choristes que de musiciens. Le résultat évoque une chorale ou des chœurs traditionnels – bulgares, corses, mais surtout profondément américains. Sparhawk, qui définissait le travail de Low comme un art de l’harmonisation vocale, retrouve dans ce collectif bluegrass un terrain d’expression naturel.
Aucun filtre ici, aucun vocoder, aucune altération de la voix. With Trampled By Turtles est bouleversant de bout en bout, et pas uniquement parce qu’on y projette le deuil. Les voix en chœur, mêlant traditions populaires et spiritualité, offrent au songwriter un accompagnement au sens plein du terme : un soutien, une fraternité, un corps collectif. Le final de Stranger, avec ses simples vocalises chantées en groupe, donne la chair de poule. Il convoque le souvenir de Mimi Parker, qui harmonisait souvent avec Alan ces paroles réduites à l’essentiel, signature vocale de Low, de Starfire (Secret Name, 1999) à More (Hey What, 2021). Le traitement acoustique, les stridences du fiddle sur Screaming Song, traduisent avec humanité les hurlements intérieurs du chanteur – là où White Roses, My God paraissait parfois glacial et désincarné.
On retrouve d’ailleurs des titres communs aux deux disques, ce qui permet de mesurer l’amplitude des approches de composition de Sparhawk. Deux extrêmes en apparence, mais un même spectre : celui d’une musique hantée, tantôt électroacoustique, tantôt organique. Là où White Roses, My God creusait la distance, With Trampled By Turtles la comble, ramène l’humain au cœur du propos. Comme sur Heaven, poignant, où le frontman dit vouloir retrouver au paradis ceux qu’il aime : sa voix, enfin nue, tranche avec les modulations de la version précédente, qui lui donnaient des accents robotiques ou d’outre-tombe. Autre exemple : Get Still. Le contraste y est révélateur. Si le précédent album semblait écraser la douleur par la froideur, celui-ci l’exprime frontalement, dans la chaleur d’un chant partagé. Le timbre du bonhomme, qu’on craignait presque perdu, renaît porté par un collectif. Une présence vocale – et affective.
Une absence pourtant : celle de la batterie. Aucun percussionniste ici, seulement les frottements des cordes, comme pour rappeler que la place de Mimi Parker reste vacante. Le restera-t-elle à jamais, à l’image de ces maillots de foot retirés en hommage à un joueur disparu ? Difficile à dire. Sur Not Broken, Sparhawk murmure pourtant : ‘Turn on the drum mic‘. Et puis, dans un moment suspendu, on croit entendre la voix de la défunte : ‘It’s not broken – I’m not angry‘. Mais c’est leur fille, Hollis, dont les cordes vocales rappellent à s’y méprendre celles de sa mère. La boucle se referme.
Chez eux, la musique est une affaire de famille. On a récemment vu Alan jouer en live avec son fils Cyrus à la basse. Ici, c’est Hollis. Ailleurs, des amis. Toujours, une nécessité de lien, de transmission, de création partagée. Et si l’avenir discographique de Sparhawk reste ouvert – entre acoustique pure, manipulations sonores, expérimentations – une chose semble claire : sa voix déploie toute sa puissance dans l’échange. Qu’il s’agisse de ses duos avec Perfume Genius (sur une reprise bouleversante de Point of Disgust), de son dialogue avec sa fille sur Broken, ou de cette communion avec Trampled By Turtles.
Photo : Alexa Viscius
Pas de commentaire