
03 Oct 24 Alan Sparhawk – ‘White Roses, My God’
Album / Sub Pop / 27.09.2024
Expérimental
Il faut s’imaginer le visage d’Alan Sparhawk – buriné, anguleux, mais aussi gracile comme celui d’un ange déchu – surgir de l’obscurité au sein de son studio de Duluth, les yeux rivés sur l’écran bleuté de son ordinateur au moment de concevoir la musique de White Roses, My God. Un mantra résonne dans sa tête. Même déformé par le vocoder et l’auto-tune, celui-ci nous atteint, mi-factuel, mi-goguenard : ‘I made this beat… I made this beat…’ La voix, intérieure comme extérieure, est tournée vers l’instant présent, rempart contre toutes les douleurs qui pourraient détourner de la tâche à accomplir. À moins que cette tâche ne soit un prétexte, et que le vrai objectif soit la construction du rempart lui-même. Plus loin, Alan se (et nous) demande : ‘Can you feel something here? I want to feel something here… Can you help me feel something here? I think I’m feeling something here’… Ce dialogue interne, qui s’adresse aussi à l’auditeur, est le cœur mystérieux de White Roses, My God, résultat d’un acte de création dont on ne sait s’il est fiévreux, thérapeutique, ludique, ou un peu de tout cela à la fois.
La question de l’altérité est tout sauf vaine dans White Roses, My God. Il y a bien entendu celle qui oppose l’homme et la machine, déjà explorée dans les deux derniers chefs-d’œuvre de Low. Double Negative et Hey What sonnaient comme le témoignage d’une humanité disparue il y a des siècles, et dont on aurait retrouvé un ultime enregistrement au cœur de l’hiver nucléaire – joyaux couchés sur une bande ayant depuis subi radiations, dégradations diverses et variées, coups de butoirs numériques, tempêtes solaires… Avec la nouvelle ‘voix’ qu’Alan s’est trouvée aujourd’hui, dont l’émotion perce sans encombres la surface digitalisée, White Roses, My God prolonge de fait ce mouvement faisant se confondre homme et machine – rejoignant, dans un registre radicalement autre, l’alchimie du Brat de Charli XCX (pour qui il a récemment exprimé son admiration), ou encore, référence bien plus lointaine et intimiste, le Trans de Neil Young (incompris à l’époque mais culte aujourd’hui). Dans le même élan, Sparhawk troque aussi la tonalité ample et post-apocalyptique de Double Negative et Hey What pour celle d’un artisanat plus patient, plus minutieux. Parfois l’expérience tourne court, comme sur les harmonies trop linéaires de Black Water ou Station. Mais qui pourrait reprocher à Sparhawk de se laisser porter ces temps-ci ? Et à part la Kim Gordon du récent The Collective, qui parmi les vétérans ‘rock’ actuels est capable d’un si juvénile sens du lâcher-prise ?
Les roses blanches que chante Sparhawk ont des épines, des drops massifs et inattendus, des excroissances multiples – du son de tom basse eighties kitsch aux programmations les plus sophistiquées possibles. Les effets de pitch-shifting sur les voix peuvent vous fixer de leur regard froid, implacable. Les lourds entrelacs de basses synthétiques se nouent les uns aux autres, rappelant le The Eraser de Thom Yorke. Très souvent, ces épines finissent par vous toucher en plein cœur, au fur et à mesure des écoutes répétées de Not The 1, Feel Something, Project 4 Ever, ou encore Can U Hear. De solipsiste stoïque, Alan passe au statut de télépathe inquiet et insistant, dans l’attente d’un signal libérateur. Altérité, encore une fois.
Dernière altérité, la mort. Là encore, les frontières se brouillent, entre l’homme qui est resté et la femme qui est à jamais partie. Mimi Parker – ou plutôt sa tragique absence – n’est pourtant pas le centre de ce disque en fin de compte tourné vers la vie et une certaine idée de l’avenir. Il est toutefois des marges qui ne font que souligner le contour de tout le reste. Le choix d’Alan de rendre méconnaissable sa propre voix part de ce constat : lorsque pendant des décennies, on a harmonisé avec tant de grâce son chant avec celui de la personne qui partageait par ailleurs le reste de votre existence, il devient impossible de chanter ‘comme avant’, quand l’être aimé n’est plus. Il faut trouver de nouvelles voies / voix.
Bien entendu, un membre amputé enverra toujours un stimulus nerveux vers votre cerveau. On peut aussi le dire de manière moins clinique. À un admirateur qui lui demandait récemment une explication sur le titre de ce disque, Sparhawk lâcha : ‘Mim loved roses, and sometimes I think she is God‘. Cette phrase est aussi bouleversante que le titre d’ouverture, Get Still. L’entendre vous serre la gorge, comme la sidérante montée finale de Brother. Sa scansion à la fois sobre et émue renvoie à celle du court Heaven (1’07’’). Un titre où Alan semble d’ailleurs se faire le porte-voix de sa femme défunte, qui l’a devancé aux portes du paradis Mormon : ‘Heaven, it’s a lonely place when you’re alone / I wanna be there with the people that I love’. Les lumineuses harmonies féminines sur ces trois morceaux, qu’elles échantillonnent ou non la voix de Mimi, portent immanquablement le sceau de cette dernière. Mais c’est bien sur la beauté de notre monde ici-bas que ces chœurs jettent leur douce lumière. Dans Heaven, Alan Sparhawk ne parle peut-être pas que de Parker. Il parle également de lui, de son lien avec le monde invisible, certes, mais aussi de son besoin de tisser des liens durables, ici, sur terre. Et ce faisant, il se place définitivement parmi les vivants.
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