
08 Sep 23 La Route du Rock 2023, on vous raconte…
Voilà plus de trente ans que le ‘plus petit des grands festivals’ propose à un public en grande partie composé de fidèles de la première heure – parfois accompagnés de leur progéniture – une programmation aussi éclectique que racée, comprenant autant des valeurs sûres et jeunes pousses de la scène indépendante que des pointures telles qu’Interpol, Massive Attack ou encore PJ Harvey. Cette année pourtant, pas de réelle grosse tête d’affiche à l’horizon, l’augmentation généralisée des cachets étant principalement à blâmer. L’organisation du festival expliquera ainsi à posteriori que cette édition lui aura coûté autant que celle de 2018 qui comptait Etienne Daho, Charlotte Gainsbourg, Patti Smith et Phoenix comme têtes de gondole, c’est dire… Reste qu’en invitant des protagonistes tels que King Gizzard and The Lizard Wizard, Osees, The Black Angels ou encore Yo La Tengo, et en comptant également sur son cadre toujours aussi plaisant, la Route du Rock a su une nouvelle fois se montrer plus séduisante que bien d’autres mastodontes à la fois trop bondés et à la programmation assez fade.
JEUDI 17 AOÛT
Jonathan Personne ouvre le bal tout en douceur sur la petite scène, déroulant ses ballades folk-rock fleurant bon les virées en pick-up dans quelques forêts québécoises reculées. Les derniers titres du concert retournent cependant vers des paysages rock et urbains, réveillant la foule au bon moment. Plus Velvet Underground que Robert Charlebois, le chanteur-guitariste de Corridor opère avec ce final un virage bienvenu qui met en jambes pour le reste de la (longue) soirée. Un simple demi-tour et une translation de seulement quelques dizaines de mètres, et on se dirige vers le set de Dry Cleaning. Si Stumpwork était un album en demi-teinte comparé au premier New Long Leg, le répertoire du groupe londonien mélangeant actuellement les deux disques (d)étonne sur scène. Hiératique, hypnotique et droite comme un piquet, Florence Shaw (photo ci-dessous) tient à merveille son personnage de pythie postmoderne coincée en mode spoken-word. Un tic facial ou une moue goguenarde chez elle équivaut à un backflip chez un groupe de post-hardcore. Ça tombe bien, le frénétique guitariste Tom Dowse croit toujours qu’il joue dans un groupe punk, haranguant la foule comme dans le premier basement show venu. Lui soloise, virevolte et shredde. Elle économise chaque petite intention, et obtient de ces dernières un maximum d’effets. Une union des contraires qui, de manière surprenante, fonctionne à pleine balle.
Le temps de s’accorder une petite pause et le set suivant démarre déjà. Celui de Squid qui remplace au pied levé les suédois de Viagra Boys, finalement absents pour raison de santé. Et au vu de la qualité moyenne du son en début de set – la basse écrasant tout sur son passage, à commencer par la voix du batteur-chanteur – on imagine aisément que les Anglais ont certainement dû manquer de temps aux balances. Heureusement, les choses rentrent peu à peu dans l’ordre au fil du concert, ce qui permet de profiter pleinement des excellents Undergrowth et Narrator, d’autant qu’Ollie Judge visiblement heureux d’être là – à en juger par son large sourire affiché – hausse le ton au fil de la setlist, insistant un peu plus sur les penchants fugaziens de son chant. Le groupe de Brighton ne pourra s’empêcher de faire un petit clin d’oeil à la situation en reprenant Sports pour le plus grand plaisir des fans de Viagra Boys, contents de ce lot de consolation sur lequels ils ont pu mosher de plaisir. Égrainant les meilleurs moments de ses deux albums durant seulement 45 minutes, Squid s’est présenté tel un King Crimson 2.0, servi avec une musicalité virtuose et une inaltérable énergie post-punk qui prend toute son ampleur en live.
C’est alors que Gilla Band prend le relais sur la petite scène. Tempête bruitiste, ouragan sonique, sirocco noise : il s’agit là d’une expérience des extrêmes à vivre absolument sur scène, là où les expérimentations des quatre Irlandais frappent (rudement) au coeur. Le but du jeu ? Refuser de jouer une seule note qui soit un tant soit peu reconnaissable : basse ronde, voire liquide et insaisissable dans ses glissandi permanents ; hurlements de sirènes pour une six-cordes passant par une myriade de pédales d’effets ; éructations démentes de Dara Kiely (photos ci-dessous) ; steel-guitar passée au concassage numérique… Bon courage pour celui ou celle qui aurait la rude tâche de retranscrire tout ça sur une partition ! Et pourtant, de vraies chansons se devinent sous ce déluge sonore, voire même des ballades ou des titres de boîtes de nuit. Comme une musique ‘plutôt normale’ – comme le dit le titre du dernier album – si ce n’est qu’elle est perçue par le filtre d’un esprit dérangé ou schizophrène. Du génie en barre pour un des meilleurs concerts du festival.
Histoire de donner un peu de répit à nos tympans endoloris, et surtout parce que le répertoire actuel de M83, essentiellement electro pop mainstream, ne nous convainc pas spécialement, on décide de regarder sa prestation à bonne distance. Le show façon blockbuster à l’américaine – spotlights massifs et visuels rose bonbon – enfonce le clou : on reste pour de bon nostalgiques de l’époque où les Français baignaient complètement dans le post-rock et le shoegaze. L’édition 2003 de la Route de Rock, toujours visionnable sur le web, en atteste… Il y a donc quelque chose d’un peu ronflant et d’anachronique dans la présence de M83 parmi les ‘gros noms’ de ce cru 2023, surtout au regard de la pertinence ou de l’exigence du reste de sa programmation. Mis à part les vieux titres – Noise, Teen Angst ou encore Don’t Save Us From the Flames – rien de bien folichon à retenir ici… Même constat pour Special Interest qui lui emboite le pas. Quand Pitchfork crie au génie à son sujet, on se demande : 1) S’ils ne privilégient pas une fois de plus le message d’émancipation véhiculé par le groupe au détriment de sa musicalité réelle ou supposée 2) S’ils se souviennent d’Atari Teenage Riot qui proposait ce même ce genre d »electro-punk il y a au moins vingt ans de cela. Malheureusement, la comparaison attendra tant le son du groupe sur scène est proprement abominable. Tout juste percevra-t-on que, quand Alli Logout abandonne ses aboiements confus pour des vocalises un peu plus soul et feutrées, sa prestation atteint un cran supérieur.
Mais pas le temps de s’attarder sur cette bouillie sonore, car un set monstrueux se prépare au loin : King Gizzard and The Lizard Wizard, principale tête d’affiche du soir, est en pleine forme et entre directement dans le vif du sujet avec les 15 minutes épiques de The Dripping Tap, pièce maîtresse de son double album/pot pourri Omnium Gatherum, certainement mis en avant ici pour rattraper l’annulation de 2022 suite aux sérieux problèmes de santé de son leader, Stu Mackenzie. Du même disque, on aura droit plus tard à une version rallongée du tube dream-pop Magenta Mountain, comme à l’hommage aux Beastie Boys The Grim Reaper avec une séquence rappée d’anthologie – ces deux morceaux créant un enchaînement imparable et tout aussi improbable d’ambiances comme seul le groupe australien sait en concocter. Un grand moment après que la bande ait picoré des pièces de choix tirées de sa discographie (dont le classique Evil Death Roll), et avant qu’une orgie thrash metal vienne conclure les festivités sur Infest The Rats’ Nets suivi de PetroDragonic Apocalypse, son petit frère de 2023. 1h30 de concert et de solos dantesques, du fun, du mouvement, de l’action, et un catalogue inépuisable de styles et de morceaux de bravoure… King Gizzard a la générosité des plus grands groupes des seventies, et le son qui va avec. *Spoiler alert*: très probablement LE meilleur show du festival…
VENDREDI 18 AOÛT
La mue ambient de Grand Blanc suite à Halo n’ayant pas laissé certains de nos rédacteurs indifférents, on respectera le virage risqué opéré par le groupe français afin de rebrasser son vocabulaire suite à ses premier albums synth-wave /electro-rock. Camille Delvecchio commence ce premier concert de la journée à la harpe et au chant, puis le groupe l’accompagne pour une mélopée fascinante et habitée prenant des hauteurs prometteuses. Dommage que, dans son nouvel ascétisme sonore, la formation oublie un certain sens de la dynamique pourtant indispensable en festival. L’absence notable de batterie ou de beats est un parti-pris qui force l’admiration, mais qui sera peut-être fatal pour les auditeurs les moins attentifs ou les moins patients. Ceci dit, le final saturé et néanmoins mélodique prouve qu’exigence conceptuelle et accessibilité restent à portée de main…
Plus les années passent, plus il y a quelque chose se rapprochant de la philosophie du jazz chez Yo La Tengo. Non pas qu’Ira Kaplan, Georgia Hubley et James McNew aient dernièrement abandonné la pop-noise-shoegaze considérée comme leur marque de fabrique depuis bientôt quatre décennies. Seulement, il se dégage de la métronomie rythmique de Georgia, comme de la nonchalance cool as fuck d’Ira et James, une sorte de force tranquille capable de vous emmener vers des ailleurs proprement oniriques. Les envolées bruitistes d’Ira à la guitare entre deux refrains graciles participent aussi grandement à cet effet général. Franchement, à part Thurston Moore ou Lee Ranaldo, qui peut aujourd’hui rivaliser avec lui sur ce terrain-là ? Yo La Tengo pioche ainsi goulûment dans les highlights de I Can Hear The Heart Beating As One et Electr-O-Pura, et la transition entre ces titres-phares et ceux du petit dernier This Stupid World est impeccable. Jeunes, Ira, Georgia et James jouaient déjà une musique intemporelle. Pas étonnant que leurs chansons vieillissent comme du bon vin, et qu’elles leur aillent encore mieux maintenant, bordées de tant de maturité. Combien de formations peuvent se targuer d’arriver à cet état de grâce au bout de 40 ans de carrière ?
Ambiance psychédélique version lourde et sépulcrale, accents appuyés et martiaux sur les gros toms, effets fuzz et delay réglés à 11 sur la pedalboard, hululements de shaman exorcisant vos démons les plus tenaces… The Black Angels ont déployé l’armada attendue pour les malouins en mal de transe version Carlos Castañeda. On aurait juste souhaité plus de bangers issus des albums précédents : où est notamment passée River Of Blood, bordel ???! Le réchauffement climatique l’aurait-il asséchée ? On aurait aussi préféré assister à une prestation plus dynamique, avec un son peut être un tantinet moins brouillon, mais c’est peut-être là couper les cheveux en quatre. Un comble quand on voit la touffe actuelle d’Alex Maas, toujours aussi habité sur scène, et pas vraiment disposé à ratiboiser ce qui a toujours été la marque de fabrique du groupe : des complaintes déchirantes pour un monde au bord de l’apocalypse.
John Dwyer me doit une côte. Mais quelle idée aussi d’aller se placer à quelques mètres d’Osees au moment où le groupe s’apprête à retourner les briques du Fort Saint-Père une par une, avec une armée de fans prêts à mosher derrière moi au son de I Come From the Mountain, The Dream ou encore Toe Cutter-Thumb Buster. Des titres incontournables qui ont bien entendu été joués ce soir-là, parmi d’autres issus de Mutilator Defeated At Last ou encore Orc. Étonnamment, alors que le petit dernier Intercepted Message sortait le jour-même, Osees ne nous aura gratifié que d’un seul extrait de ce dernier album pourtant riche en chansons festives et catchy : l’occasion pour Tomas Dolas (claviers) d’exécuter ses solos délirants à la Devo sur le single éponyme faisant déjà figure de classique. Le vrai clou du spectacle restait toutefois le duo infernal Dan Rincon et Paul Quattrone à la double batterie, ainsi que cette tête de cochon de Dwyer menant son bal garage-punk-psyché-motorik de main de maître. ‘Fucking French Media’, maugrée-t-il au moment où Arte demande 10 secondes de répit pour replacer une caméra installée sur une des batteries pour une captation vidéo. Une poignée d’extraits du cra-cra et early-hardcore A Foul Form plus loin, la foule lui offre un hommage spontané en s’asseyant par terre avant de re-mosher de plus belle ensuite. John a l’air content: ‘You crazy French maniacs’, concède-t-il avec l’ombre d’un sourire sur les lèvres. Un C d’anthologie tiré du très psychédélique Smote Reverser conclue ce carnaval des damnés. J’attends encore que quelqu’un me renvoie ma côte brisée par la Poste.
Alors qu’une averse se déclenche sur le Fort-Saint-Père (le Route Du Rock ne serait pas la Route Du Rock sans son quota minimum de pluie), Clipping réussit le tour de force de capter son auditoire en dépit de conditons météorologiques soudainement défavorables. De toute manière, la pluie sied bien à l’ambiance horrorcore du projet depuis ses deux derniers albums There Is An Addiction To Blood et Visions Of Bodies Being Burned. Les masques et déguisements inquiétants portés par une poignée de fans dans le public aussi. Le flow du rappeur Daveed Diggs (photo ci-dessous à gauche) est impeccable en toutes circonstances, les beats concassés et les infra-basses à fragmentation lentes percutent les crânes comme des hachoirs ou des feuilles de boucher, le tout au service d’un ensemble qui convaincra sans peine les fans de hip hop leftfield et expérimental à la recherche d’une alternative aux guitares-basse-batterie. Clipping égraine les hits Nothing Is Safe et Say the Name dès le début de son set, histoire de se mettre le maximum d’auditeurs dans la poche, puis explore les tréfonds plus exigeants et glauques de son répertoire, avec un final épique tout en puissance rentrée pour conclure le tout. Pas beaucoup de concurrence pour un groupe rap durant ce festival, c’est vrai. Mais s’il y en avait eu, il y a fort à parier que Clipping n’aurait pas eu à rougir de son excellente prestation.
Vu que cela fait presque 15 ans que Young Fathers (photo ci-dessous à droite) existe, on ne peut plus dire que ces écossais sont nés de la dernière pluie. Ça tombe bien, celle-ci vient de s’arrêter, leur laissant les coudées franches pour conquérir une foule composée en grande partie de fans plus jeunes que la moyenne comparé au public lambda de la Route Du Rock. Un rideau blanc sale et déchiré sert de décor minimaliste pour ce qui va ressembler à une séance d’exorcisme soul/electro/rap/kraut dans une cave pendant un hiver nucléaire. G. Hastings, Alloysious Massaquoi et Kayus Bankole, bien accompagnés, puisent les pépites accumulées entre leurs premiers EP (comme The Queen Is Dead) et Heavy Heavy sorti cette année (I Saw, Drum, Geronimo…). Les vocalistes masculins et féminins alternent entre théâtralité appuyée et goût immodéré pour le bazar au gré de leurs déplacements sur scène, formant un ballet tribal et hypnotique où les membres s’associent en grappes pour laisser les autres chanter en solo ou effectuer des mouvements de danse sur le côté. Rarement une musique principalement basée sur les programmations n’aura paru aussi vivante. Mais au delà de la mise-en-scène, ce qui marque surtout l’esprit ici, c’est à quel point certaines des chansons-phares de Young Fathers sonnent avec puissance comparées à leurs versions studio. Le résultat est saisissant, sans que l’on sache si ce qui est donné à voir est spirituel, sexuel, angélique, démoniaque ou un peu de tout ça à la fois. Soul music, certes, but with a grain of salt. A huge grain.
SAMEDI 19 AOÛT
Comme à leur habitude, les programmateurs de la Route du Rock ont mis le paquet sur la programmation des deux premières soirées, au risque de voir le festival s’achever sur une note un peu moins excitante. Après l’apogée atteinte les deux premiers jours grâce aux sets de King Gizzard et Osees, difficile pour le samedi soir de tenir la dragée haute. On passe donc vite, très vite, sur Jockstrap dont les morceaux electropop sirupeux n’ont visiblement que peu convaincu. Avant cela, Sorry a – lui – réussi à captiver l’audience, certes encore limitée en ce début de soirée, en enchaînant des titres aux influences variées, du rock au jazz en passant par de grosses et prenantes envolées shoegaze.
Heureusement suivent les New-Yorkais de Bodega et leur post-punk arty rappelant celui de leurs compatriotes de Parquet Courts. Certes, le quintet déroule sa setlist telle une machine bien huilée, mais ses mélodies imparables et le chant parfois proche de celui de James Murphy (LCD Soundsystem) finissent de nous convaincre. Probablement le meilleur show de la journée, même si nombre de festivaliers sont plutôt venus assister au concert suivant, celui de The Brian Jonestown Massacre. Seulement, si la bande d’Anton Newcombe n’a pas démérité en nous offrant un prestation planante, même touchante par moments, on sait ces loustics capables de provoquer bien plus de palpitations. Ne restait alors plus à Jamie XX que de clôturer cette édition 2023 avec un set intense de house festive et dansante entre deux parenthèses techno.
Après une édition 2022 mitigée, la Route du Rock semble avoir repris du poil de la bête. En témoigne ses 25000 festivaliers comptabilisés durant trois jours ‘et demi’ (si l’on compte la courte soirée du mercredi à laquelle nous n’avons malheureusement pas assisté), peut être plus sensibles à volonté de l’événement d’ouvrir sa programmation aux styles indépendants du moment, hip hop compris. Mais, quelle que soit la couleur musicale nouvelle ou dominante squattant l’affiche de cet indétrônable rendez vous malouin, c’est toujours un incommensurable plaisir – celui du public comme des organisateurs – qui transpire de chaque minute passée au sein du Fort Saint Père. Et c’est bien l’essentiel à l’heure où certains concurrents semblent totalement l’oublier.
Auteurs : Cyril Servain, Gabrielle De Saint Léger, Sébastien Zinck
Photos : Titouan Massé (Instagram)
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