
12 Sep 24 Canela Party 2024, on vous raconte…
On l’avait rêvée cette Canela Party, ce festival à la programmation et à l’ambiance de folie, tout au sud de l’Espagne, et quand l’occasion s’est présentée de pouvoir vérifier sur place l’accord entre la légende et la réalité, on ne s’est pas fait prier. Et croyez le ou non, la réalité dépasse de très loin la légende. Le lieu : Torremolinos, une station balnéaire à une dizaine de kilomètres de Málaga, 30° minimum garantis, la plage, et une fréquentation touristique somme toute mesurée de fin d’été. Le moment : du 21 au 24 août. La fréquentation : 6000 personnes par jour, par choix des organisateurs soucieux de préserver la dimension humaine de l’événement. Aucune attente nulle part, un effort de décoration du site (le parking attenant aux arènes de la ville), une organisation et des bénévoles adorables, une restauration riche et variée, de nombreux espaces pour se détendre, et, cerise sur le gâteau, la possibilité de se placer facilement dans les premiers rangs face aux scènes sans jamais être (trop) bousculé ou pressé, au milieu d’aficionados dansant et chantant en choeur les paroles de leurs artistes favoris. Que du bonheur.
L’expérience commencera pour nous le jeudi, dont l’affiche présentera un très bel équilibre entre groupes nationaux et internationaux. Parmi les premiers, on retiendra tout d’abord VivaBelgrado, dont le post hardcore/screamo impressionne par son intégrité et son intensité, mais ensuite et surtout les très charismatiques Israel Fernandez, Lela Soto & Frente Abierto. Le flamenco le plus pur navigue ici entre tradition et modernité, sur fond d’images en noir et blanc de la guerre civile ou d’extraits du terrible mais somptueux film de Bela Tarr, Le cheval de Turin. Effet garanti, même si les rares incursions en terre métal alourdissent inutilement la performance sombre et lumineuse de ces gitans magnifiques qui, de leur propre aveu, jouaient ensemble pour la première fois en vue d’un futur enregistrement. Après ce premier choc esthétique, on se relaxe et se déhanche avec la soul vintage – sans grandes aspérités toutefois – de Curtis Harding, que l’on délaisse vers la fin pour se préparer avec impatience à la venue de Big Thief (photo ci-dessous). Avec un nouveau bassiste et un second batteur, le groupe présentera, pour ce dernier concert de sa tournée, morceaux phares – comme ce très beau Masterpiece – et nouveautés, dont l’une – Grandmother – éblouira par cette capacité à mêler pendant plus de sept minutes des refrains emprunts d’une nostalgie rock’n’roll avec des improvisations rappelant les grandes heures du Crazy Horse, en affichant au passage l’émouvante entente – vocale et instrumentale – entre Adrianne Lenker et Buck Meek. On peine à se remettre de tant de beauté, mais Slift, un peu plus tard dans la soirée, se chargera de nous remettre en deux temps trois mouvements les idées au clair en faisant vrombir puis rugir son space rock aux percutants accents stoner. Et quand retentissent les premières notes d’Ummon ou de Lions, Tigers and Bears, la liesse du public nous montre bien que les toulousains sont bel et bien parvenus à créer des classiques célébrés au-delà de leurs frontières.
Le vendredi, on se prépare à une soirée tout bonnement monstrueuse qui ne laissera que peu de répit (et de sommeil) aux amateurs de sensations fortes. Militarie Gun ravira ses fans avec son punk pop très typé nineties, d’autant plus que son chanteur, Ian Shelton, en t-shirt nylon manches longues (respect à lui, étant donné la chaleur) ne ménagera pas son énergie, bondissant sur scène comme dans le public. Cloud Nothings enchaîne dans la foulée mais pour montrer, hélas, qu’il achève sa mue en groupe de pop ne gardant de l’indie que l’âpreté du son. Dommage, car lorsque le trio lance vers la fin I’m Not Part of Me ou le dantesque Wasted Days, il met rapidement tout le monde d’accord. Autre formation américaine prenant place sur la seconde scène (non pas face à la première mais sur l’un de ses côtés, ce qui facilite grandement les déplacements), Wednesday navigue entre les styles, proposant un indie rock tortueux qui, toutefois, s’illumine avec cette magnifique réussite de country pop qu’est Chosen to Deserve, extrait de leur dernier album Rat Saw God. Protomartyr, moins fougueux qu’à la Route du Rock une semaine auparavant, évoluera pourtant d’une façon vraiment émouvante entre tension et, c’est assez nouveau, compassion, juste avant l’apocalypse Metz (photo ci-dessous). Les canadiens, habituellement en surchauffe dès le premier morceau, pousseront encore plus loin leurs curseurs en matière d’explosivité. Les titres plus mélodiques de leur dernier album Up On Gravity Hill trouvent sur scène leur véritable dimension, ample et sauvage, et forment avec ceux des albums précédents, en particulier ceux d’Atlas Vending, une totalité sans concession, dont l’acharnement stupéfiant à aller jusqu’aux dernières limites de la violence sonore finit, paradoxalement, par créer une sorte d’apaisement. Avec le cas Model/Actriz, on reste sceptique : a-t-on affaire à une performance d’industrial dance radicale ou à des gesticulations finalement assez creuses ? Le coup de barre des deux heures du matin oblige à se méfier des jugements trop rapides. On se réveille immédiatement dès que surgit Gilla Band, pour être captivé jusqu’à la fin de leur set. Sans véritablement jouer de notes, les irlandais génèrent des vibrations, créent des secousses, produisent des déflagrations électriques stupéfiantes mettant en transe un public conquis d’avance, connaissant par coeur les paroles, et comme hypnotisé par cette pure singularité qu’est Dara Kiely, lequel parvient à faire du cri un véritable chant, troublant et bouleversant. On pouvait s’attendre, vers les trois heures, à une prestation incendiaire de Dame Area, mais le duo d’électro-punk tribal prend habilement et intelligemment le contre-pied des groupes qui le précèdent en interprétant pour commencer les morceaux plus mélodiques de son répertoire, sans chercher l’agression frontale, ce qui donne au chant de Silvia Konstance, prêt à toutes les extrémités, une force et une présence rares. En prenant le temps d’habiter l’espace, sans rien céder de sa puissance rythmique, Dame Area parvient à envoûter tout en appelant à une libération des instincts.
Viens, hélas, le dernier jour de festival, le samedi, celui que beaucoup attendent puisqu’il suppose d’y venir déguisé. Imaginez-vous au milieu de 6000 personnes arborant des tenues plus extravagantes les unes que les autres (mention spéciale au Ken d’Un poisson nommé Wanda, avec son aquarium, son bandage sur la tête, et ses deux frites dans le nez !), et vous parviendrez à entrevoir la dimension exceptionnelle de la fête. En guise de bienvenue, on est dès l’entrée du site accueilli par une Romeria des plus réussies, donnant toute la mesure de l’événement qui s’annonce. Musicalement, ce sera un bouquet final des plus savoureux, avec une première salve de punk minimaliste assuré par PrisonAffair. Le groupe de Barcelone développe un son franchement original, trépidant et percutant, parcouru de touches synthétiques. Cala Vento, peu de temps après, s’avère plus classique, mais a l’efficacité fédératrice, le public reprenant à pleins poumons certaines de leurs chansons. Homefront fera, comme son nom l’indique, dans le frontal, bien basique, mais avec quelques accents new wave nuançant l’ensemble. Le chanteur a visiblement bien répété ses acrobaties, et l’on ne peut s’empêcher de penser, en le voyant sauter avec beaucoup d’application, en projetant soigneusement la jambe droite en avant, au chanteur d’IronMaiden. Contraste saisissant avec The Lemon Twigs qui présenteront de larges extraits de leur dernier album, A Dream is All We Know, sous perfusion Beach Boys, dont ils reprendront d’ailleurs You’re so Good to Me. Le groupe des frères d’Addario développera la parenthèse enchantée d’une pop aux mélodies nostalgiques, mais se raccrochant à la réalité présente grâce à un groove des plus séduisants. Par la suite, Superchunk surprendra son monde avec un show à l’énergie totalement débridée, alignant des tubes comme on n’en fait plus, des merveilles de punk songs dont l’héroïsme des refrains est d’autant plus communicatif qu’il se fonde dans l’expression d’une certaine fragilité. Driveway to Driveway, Crossed Wires, Hyper Enough ou l’indémodable Slack Motherfucker sur lequel on n’hésitera pas une seule seconde à s’époumoner, sont autant de rampes de lancement vers les étoiles, débordant d’émotion et de l’énergie qui vous fait croire aux lendemains qui chantent. Le show le plus rafraîchissant du festival, qu’on se le dise, aura été donné par un groupe aux 30 ans de carrière. La surprise du jour sera Triángulo de Amor Bizarro, le groupe de La Corogne, dont on n’imaginait pas que les chansons naviguant entre indie rock, noise et post punk auraient ce caractère troublant et corrosif, menant à une immersion rapide et complète dans leurs ambiances orageuses laissant percer par intermittence quelques raies de lumière. La soirée s’achèvera pour nous avec la prestation attendue des canadiens de Crack Cloud qui, fidèles à leur habitude, délivreront un set tendu, nerveux, tumultueux, se démarquant de façon surprenante des climats plus apaisés de leur excellent dernier album Red Mile.
La Canela Party, en mêlant artistes espagnols et étrangers, concrétise finalement une certaine idée de la communauté idéale, entrelaçant les différentes cultures et unifiant leurs membres par l’intensité de l’expérience esthétique proposée, laquelle, année après année, prouve à quel point elle est d’une cohérence et d’une exigence rares. Il ne reste évidemment plus qu’une chose à dire : hasta la proxima, Torremolinos !
Photos : Titouan Massé
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