02 Mar 24 Yard Act – ‘Where’s My Utopia?’
Album / Island / 01.03.2024
Pop
En 2020, sur The Overload, le premier album de Yard Act, James Smith chantait ‘take the money and run‘. Depuis, avec Ryan Needham (basse), Sam Shjipstoneet (guitare) et Jay Russell (batterie), il a pris le fric mais sans avoir à détaler, en s’installant avec légitimité dans le paysage musical contemporain, avec les avantages et les inconvénients : reconnaissance publique, tournées à rallonge et ce que cela implique de frénésie et de lassitude. Where’s My Utopia?, le second album du groupe de Leeds, révèle très bien cette difficulté à assumer et à apprécier sa place dans un monde dont on désirait si fort, par le passé, forcer les portes. Là où le premier long format était plutôt rudimentaire dans ses moyens, mais ultra efficace et direct dans l’alignement de tubes post-punk à l’ironie réjouissante, le second, sans chercher à reproduire une formule à succès, multiplie à l’envi les instruments et les effets sonores, dans un brassage de styles potentiellement déroutant, mais en conservant ce ton mordant définissant l’écriture de James Smith. Déjà, le featuring avec Elton John sur 100 % Endurance montrait que Yard Act goûtait les arrangements soyeux, et que cela pouvait être au service de la démultiplication du potentiel émotionnel de la chanson. Puis, le fantastique The Trench Coat Museum et son groove électro métallique et métronomique signifiait le refus définitif de se bloquer dans le carcan d’un style.
Where Is My Utopia?, dans cette lignée, télescope les styles sans aucun complexe et sans retenue dans l’usage de moyens orchestraux élaborés ou d’artifices de production complexes. Ici, c’est la fête à tous les étages : les cordes sont souvent de sortie, au service d’une réorientation plus funky (tendance Philly sound); de multiples bruitages et effets sonores parsèment les morceaux à la manière de ce que les Who avaient inauguré avec Sell Out; les basses se font plus lourdes et élastiques. Remi Ka-baka Jr (Gorillaz) a visiblement eu carte blanche pour produire ce nouvel album de telle sorte à ce que celui-ci soit une image quasi exhaustive du monde d’aujourd’hui, dans toute sa variété et ses excès : il y a là de la déprime, de l’angoisse, de la nostalgie, mais également de la douceur et de l’optimisme. Toute la complexité, tant émotionnelle qu’intellectuelle, de la prise de conscience que le succès ne résout pas tous les problèmes mais, au contraire, en crée d’autres, peut-être plus compliqués à gérer.
Where’s My Utopia?, en réalité, met en forme le chaos, tant interne qu’externe. C’est Francis Bacon lui-même qui introduisit cette oxymore, ce qui supposait de l’art qu’il crée des formes perceptibles, distinctes les unes des autres, mais animées par un processus interne de déformation jetant le trouble à leur sujet. Et c’est ce qui ressort d’une certaine manière de cet album : l’ensemble ne se donne pas comme un tout compact mais bien comme un patchwork d’éléments musicaux traçant chacun leur propre direction. Au coeur des morceaux, c’est ce que l’on constate également : de légers ou brusques écarts par rapport à la mélodie principale induisent constamment des changements émotionnels. Ici, l’individu est tantôt conduit au repli sur soi et à la macération d’idées noires, tantôt propulsé hors de lui-même pour y trouver des raisons d’agir. Mais une ligne narrative articule ces différents niveaux, justifiant ce passage de préoccupations personnelles à des considérations plus universelles. La phrase d’introduction de l’album – ‘It’s now my great pleasure to introduce to you the greatest voice of the entire century‘ – qui lance An Illusion, se moque ainsi des prétentions de l’ego et permet à James Smith, un brin fatigué, de confesser son penchant pour les faux semblants sur un groove souple et traînant, avant que des cordes soyeuses relayées par des choeurs apaisés illuminent l’ensemble. On pense à Dry Your Eyes de The Streets, mais la triste désillusion, ici, est dépassée par une envolée perçant subitement la morosité ambiante. Mais A Vineyard For The North, qui clôt le disque, inspiré par un article expliquant que des vignobles français commencent à acheter des terres dans le sud de l’Angleterre en prévision des conséquences du changement climatique, se sert d’une nouvelle inquiétante pour souligner les capacités d’adaptation de l’humanité. Et ainsi l’optimisme de l’individu, à l’échelle de sa vie, est rendu possible par son absorption dans le temps long de l’évolution de l’espèce.
Where’s My Utopia? bascule donc d’un niveau où il s’agit de rendre compte des préoccupations qui tournent en boucle dans l’esprit d’un individu, à un autre niveau, plus cosmique, où l’ampleur du point de vue relativise le poids des responsabilités. Entre ces deux extrémités, on trouve des tubes : immédiats avec le bien nommé We Make Hits, groovy comme il faut mais pas autant que Dream Job, sous perfusion P-Funk, qui suivra un peu plus tard; un brin étranges, comme ce Petroleum contrariant nos attentes d’un refrain pop en plongeant bizarrement le sien dans les graves, dessinant ainsi les contours d’une chanson mutante et troublante; mainstream au possible avec le dispensable When The Laughter Stops, chanté avec Katy J Pearson. Contrebalançant l’immédiateté des morceaux précédents, Down By The Stream martèle son spoken words vindicatif à la Jason Williamson sur fond de beats bien lourds, tandis que dans une veine plus classiquement pop, The Undertow propose un refrain marqué par Pulp, sur lequel James Smith sonne comme Jarvis Cocker. Blackpool Illuminations, de son côté, avec sa tendre et lumineuse mélodie à la guitare, initie une exploration des souvenirs du chanteur de Yard Act, tandis qu’une flûte virevoltante symbolise les bonds et mouvements capricieux de sa mémoire, avant que les cordes ne fassent enfin ressurgir les émotions oubliées.
Where’s My Utopia?, finalement, porte bien son nom. Il s’agit de viser l’impossible, une utopie qui, par définition, ne peut être trouvée. Reste alors le pouvoir de l’imagination, capable d’illuminer le quotidien en inventant la conciliation des contraires. On peut donc douter de soi et croire aux autres, être dans le sombre récit post-punk de ses désillusions et s’abandonner à l’exubérance collective du funk. Ce chaos qu’organise Yard Act sur son second album, c’est finalement la tentative réussie de s’ouvrir à la pluralité des points de vue sur le monde, de faire entendre sa voix tout en acceptant d’écouter celles des autres. C’est simple, mais essentiel.
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