
12 Oct 23 Vox Low – ‘Keep On Falling’
Album / Born Bad / 13.10.2023
Rock coldwave
En décidant de publier Keep On Falling cinq ans après son premier album éponyme, Vox Low illustre parfaitement le principe Freudien selon lequel ‘c’est au travers de la frustration et de l’attente que naît un objet extérieur d’où vient la gratification’. Pendant ce laps de temps – une éternité au regard de l’histoire de la musique – d’autres choisissaient au contraire d’enchaîner les sorties. Ainsi, King Gizzard & The Lizard Wizard sortait onze, oui 11 albums ! Autant dire que le groupe a donc mis à rude épreuve la fidélité de ses fans et la patience des adeptes d’un opus qui, à l’époque, avait suscité un enthousiasme mérité. Au bout du tunnel, la lumière est pourtant apparue dans le courant de l’été, avec la diffusion parcimonieuse de trois extraits annonciateurs d’une suite.
Soucieux de ne pas céder à la pression, Vox Low a effectivement choisi de se poser, faisant le pari que quantité n’égale pas toujours qualité. Un défi ambitieux à l’heure où les sorties régulières permettent de ne pas disparaître sous le flot d’une production musicale pléthorique, dans une époque qui confond vitesse et précipitation. Le pari s’est avéré gagnant et le résultat est à la hauteur de l’attente, comme si, finalement, le temps avait donné raison au quatuor. On sort de l’écoute de l’album avec le sentiment réconfortant de retrouver intact cet objet que l’on croyait perdu.
En 2018, faut-il le rappeler, nulle sidération née d’une pandémie qui allait mettre le monde à l’arrêt, ni menace continue d’un nouveau conflit nucléaire. Vox Low faisait pourtant déjà le constat amer d’une ère sur le déclin, plongeant l’auditeur dans son univers sonore et esthétique dystopique. On parlait alors de coldwave et de post-punk. En ce sens, Keep On Falling en est une suite logique, son alter ego. Les similitudes sont d’ailleurs troublantes. Comme s’il s’agissait d’une formule alchimique éprouvée, chaque album contient 9 morceaux et dure très exactement 42 minutes, hasard des contraintes techniques de remplissage des deux faces d’un vinyle.
L’artwork est soigné, qu’il s’agisse des travaux d’Emmanuel Regent ou de ceux de Jean-Pierre Potier sur le précédent, avec pour fil rouge les thématiques de l’abandon et du déclin. Sur la nouvelle pochette, en noir et blanc, une ville en ruines envahie par une végétation qui reprend ses droits est esquissée à petit traits. Seule présence dans ce dessin, un renard dévisage l’observateur, curieux de constater qu’il n’est pas le seul être vivant sur Terre. L’esthétique, enfin, occupe une place prépondérante. La notion de musique cinématographique que l’on retrouvait sur Vox Low est toujours d’actualité, même si les références seraient désormais à rechercher du côté du Métropolis de Fritz Lang. Pourtant, si plusieurs ingrédients qui avaient fait le succès de son prédécesseur se retrouvent sur Keep On Falling, le seul argument de la continuité est réducteur. Les frères ne sont pas jumeaux.
Par un effet de miroir, il faut donner du temps à un album qui ne s’appréhende pas intégralement à la première écoute. Comme son prédécesseur, il prend à la gorge et procure un plaisir immédiat. Mais lorsque l’ivresse de la morsure s’estompe, il faut laisser le venin s’écouler dans les veines pour succomber aux effets hallucinatoires du poison. La puissance de l’album, et c’est sans doute l’ADN du groupe, réside dans une tension permanente entre forces contraires. Le chant, la guitare et les machines sont le tranchant des crocs d’un serpent qui dessinent une noirceur dangereuse, une douleur lancinante que la section rythmique viendrait au contraire soulager par l’énergie salutaire qu’elle transmet. Ce phénomène d’attraction/répulsion vrille le cortex en lui envoyant des injonctions contradictoires. Comme s’il était écrit que, chez Vox Low, continuer à tomber devait se faire avec le chic et l’élégance d’un dandy défroqué.
Sur chaque morceau, l’importance accordée au rythme est en effet façonnée par une section rythmique proprement hallucinante. Les premières notes d’une basse systématiquement mise en avant (elle ouvre 6 des 9 titres) posent les fondations mélodiques du morceau. Elles sont relayées ou viennent s’appuyer sur une batterie à la tonalité motorik, qui martèle avec la régularité et la puissance d’une machine. Une tentation de la danse contrebalancée par un chant sombre, des riffs de guitare acérés et saillants, qui viennent parfois se confondre avec le son des claviers et les effets des machines. Cet habillage sonore en contrepoint et les paroles parfois répétées comme des mantras donnent à l’album des intonations hypnotiques. Une telle tension est sans doute née des premières amours électro-rock de Think Twice, groupe constitué par les actuels Vox Low, Jean-Christophe Couderc (chant/machines) et Benoît Raymond (basse) qui, déjà, lorgnaient du côté du clubbing et des guitares. Pour autant, l’effet de transe est moins marqué, le travail sur la voix n’y étant pas étranger. Si les paroles restent cryptiques – ‘some kind of prophecy appears to be the reality’ – sur New Place in Town ou plus encore sur Love Affair, elle devient un instrument à part entière, les paroles sont plus chantées, avec parfois une impression de crooner !
Mais malgré un ensemble qui lorgne vers un format plus ‘classique’ assumé, le son de Vox Low est désormais reconnaissable entre mille. Cette identité musicale s’accommode d’influences qui savent rester discrètes. S’il fallait le résumer à une époque, il serait peut-être la fin des années 70 puisqu’on jurerait entendre le son de basse des Cure circa A Forest au détour de Keep On Falling, ou l’introduction à la batterie du Nightclubbing (tiens, tiens…) d’Iggy Pop dans sa période berlinoise sur I Will. Un pont spatio-temporel parfaitement raccord avec notre époque anxiogène et sa promesse d’une chute sans cesse niée. Keep On Falling est la bande-son parfaite de ce moment qui conduit, pour le dire à nouveau avec Freud, ‘au-delà du principe de plaisir’. On a bien fait d’être patient.
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