29 Avr 24 Vampire Weekend – ‘Only God Was Above Us’
Album / Columbia / 05.04.2024
Pop rock
Tel l’embrouillamini du réseau de métro new-yorkais, l’histoire du rock est pleine d’embranchements et de correspondances imprévisibles. Quand Vampire Weekend intègre cette histoire avec son album éponyme en 2008 (suivi quelques années plus tard de Contra et Modern Vampires Of The City), la vieille garde indie se méfie d’emblée de cette bande d’étudiants de la prestigieuse Université Columbia, soudainement portée par une hype trop massive pour être totalement honnête. C’est quoi cette orgie d’accords majeurs guillerets ? Et cette voix légère et aérienne, ça ressemble à celle de Paul Simon, non ? Horreur, c’est bien du ska version blanc-bec que j’entends là ??? Les quatre fils de bonne famille new-yorkais ont beau avoir eu le mérite de remettre au goût du jour riffs de guitares afro-beat, facture pop très Brill Building et subtiles influences hip hop – rebrassage de cartes qui a encore un impact sur tout un tas de genres aujourd’hui – le mal est fait. Pour beaucoup, on parle ici d’une jeune élite friquée qui a fait de l’indie-rock un accessoire de mode digne de Cosmopolitan. Pire, après le départ de Rostam Batmanglij, la clique des vampires jet-setteurs sort un Father Of The Bride fade et décousu – assemblage de vignettes amorphes et inconséquentes au-delà de deux trois tubes pop manufacturés (dans les faits plus un album solo de son leader Ezra Koenig qu’autre chose, d’ailleurs). Trois disques notables et une hype éphémère au compteur, le dossier Vampire Weekend était scellé pour de bon.
C’est dire si on n’attendait rien – ou pas grand-chose – de Only God Was Above Us. Pourtant, dès les premières secondes de ce cinquième album, la voix feutrée et malicieuse de Koenig suggère que les apparences vont rapidement être trompeuses : ‘Fuck the world / You said it quietly / No one could hear you / No one but me…’. L’agressivité a beau avoir été mise en sourdine – tout comme le doux larsen qui accompagne le chanteur-guitariste lors de cette courte introduction – le moment où celle-ci éclate au grand jour est une révélation : la cavalcade effrénée et joyeuse qui suit est similaire à celles que les Américains nous ont déjà livrées par le passé… Sauf que, ô divine surprise, l’empilement de détails à la fois fins, abrasifs et enlevés permet ici de transcender le propos habituel, au point de rendre méconnaissable ce dernier. Saturations épileptiques, tourbillon de cordes digne d’un musical sur Broadway, notes mélancoliques au piano, changements de tempo imprévisibles… Dès Ice Cream Piano, Only God Was Above Us effectue ainsi un retour à l’énergie live caractérisant le Vampire Weekend des débuts, tout en menant un droit d’inventaire plus ambitieux, plus ‘mature’, de ces mêmes origines – aidé par la production foisonnante d’Ariel Reichtshaid et un casting de musiciens de studio triés sur le volet. On se dit que dans sa course folle, ce train-là pourrait rapidement dérailler, tiraillé par les forces contraires repérées ci-dessus. Or, il n’en sera rien.
En atteste le triplé de morceaux en ‘C’ qui suit ce titre introductif (Classical, Capricorn et Connect), qui permet d’aborder les trois sillons qui vont être creusés d’un bout à l’autre de ce disque fouillé et pourtant très accrocheur. Sur Classical, par exemple, le rythme lourd et chaloupé, les effets de guitares à la fois grinçants et enjôleurs, le saxo free-jazz et la contrebasse riche en protéines ne font pas que compléter le sucre habituel – ils bouleversent totalement l’apport nutritif global. L’influence Paul Simon, perceptible dans le refrain solaire du morceau et la présence d’une guitare folk douze-cordes sur les ponts, se fait certes toujours sentir… mais c’est un Paul Simon sous coke ou amphétamines qui se présente à nous ici – le même qui va emmener un bon nombre de compositions vers autant de skylines urbaines totalement inédites. Il y a par exemple celles se déployant dans Gen-X Cops, rare incursion dans des harmonies plus tendues et mineures, proches du post-punk. Ou encore celles de Mary Boone, qui opère un clash improbable entre un breakbeat massif pompé à Soul II Soul et des chœurs angéliques, eux aussi tombés du ciel.
Succédant à Classical, Capricorn ralentit considérablement le tempo mais garde la palette de sons saturés et destructurés à la Animal Collective, à peine adoucis par le groove léger de la batterie et une section de cordes noyée d’échos, comme perçue à travers le brouillard des souvenirs mélancoliques qui assaillent son protagoniste. Avec cette torch song sur le fait de vieillir avec plus ou moins de grâce, Koenig inaugure ici une série de ballades qui mettent aisément en valeur la force de son songwriting, entre un mémorable Prep-School Gangsters et la magie du titre final Hope, dont on reparlera bientôt.
Mais avant cela, quelques mots sur la pièce centrale Connect s’imposent. Et le premier d’entre eux c’est ‘incroyable’. Incroyable comme ces arpèges virtuoses de piano convoquant le Jean-Sébastien Bach de Glenn Gould et le jazz agité de Thelonious Monk – avec quelques pains quasi-imperceptibles captés par les bandes déroulant plusieurs versions simultanées et granuleuses de la dite prouesse. Parce que rien dans cette dernière ne doit être pris trop au sérieux non plus, très probablement… ‘Incroyable’, c’est également le mot adéquat pour qualifier la prestation vocale de Koenig, qui évoque le besoin de se connecter à des souvenirs qui pourraient tout aussi bien provenir des années 30 que des années 2000. Incroyable enfin est cette structure à tiroirs, ludique et imprévisible, pour le coup jamais prétentieuse, et qui rappelle avec d’autres sons et d’autres textures les aventures passées de MGMT (le bon, celui de Congratulations). Sans même parler de la batterie en roue libre, des chœurs oniriques, de l’irruption inopinée mais subtile de synthés goguenards sur le refrain, ou encore de cette note finale de contrebasse, hilarant clin d’œil après le déchainement de cette dernière tout au long du morceau…
Pour qui suivra les lignes de fuite se déroulant comme une armée de serpentins au cours de ce titre dingue, l’éclat de rire final est donc garanti. Et s’il n’y a de fait aucun équivalent exact à Connect, que ce soit dans ce disque ou dans la discographie complète du groupe – voire même dans l’histoire du rock – le sillon tracé par cette boite à joujoux renvoie bel et bien à la généreuse inventivité qui caractérise l’intégralité de Only God Was Above Us. Un disque où cohabitent dans le même espace urbain drum-fills organiques, brusques embardées relançant en permanence le propos, et détails tout à tour chaleureux ou imprévus. Voir par exemple l’arrivée in extremis des cuivres sur Prep-School Gangsters, ou encore la guitare afro-rock, soudainement noyée par d’inquiétantes nappes de claviers à la Oneohtrix Point Never, sur le délicat Pravda.
Et comme si cela ne suffisait pas, Only God Was Above Us se conclue donc sur Hope, huit minutes terrassantes de beauté, portées là encore par un arpège de piano, simple et pourtant épique, ainsi que par la voix de Koenig, lancinante et majestueuse. Avec ces quelques éléments limpides, Vampire Weekend réussit sans efforts apparents à maintenir la tension dans toute la première moitié du morceau, avant que l’orage de cuivres et de cordes n’éclate sur la seconde. Koenig dit ici adieu à un amour passé – qui pourrait aussi bien être une personne en particulier que New York elle-même, vu à quel point les bruits, les textures et les impressions laissées par cette dernière parsèment le disque de part en part. Et c’est totalement bouleversant. Oubliez la hype deux petites secondes, que ce soit celle d’hier ou celle d’aujourd’hui. Avec son cinquième album, Vampire Weekend atteint la densité et la prestance qui lui faisait encore défaut jusqu’ici, des années après avoir été raillé comme un simple phénomène de mode. ‘Each generation makes its own apology’ nous rappelle Koenig sur Gen-X Cops. Excuses acceptées, Ezra. Permets-nous d’émettre humblement les nôtres ici.
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