05 Nov 24 Tyler, The Creator – ‘Chromakopia’
Album / Columbia / 28.10.2024
Hip hop
Rares sont les artistes dont chaque nouveau projet est attendu avec une ferveur si palpable, une excitation si bouillonnante. À l’heure où les singles, mini-projets, collaborations commerciales et autres teasers sont devenus monnaie courante dans les genres dits ‘mainstream’, il y a quelque chose de presque anachronique à sortir un album quasiment par surprise, avec une promo limitée et cryptique, à la dernière minute. Après Call Me If You Get Lost (2021), son précédent opus sous forme de luxueuse mixtape, pied-de-nez réussi à une industrie du hip-hop sclérosée qui ne l’avait que trop peu pris au sérieux au cours de ses dix années de carrière, dire que l’éternel trublion Tyler, The Creator était attendu au tournant est un euphémisme. D’autant plus que, parce qu’il avait pour la première fois rompu avec son rythme métronomique d’un album tous les deux ans, le public commençait à se faire à l’idée que le californien touche-à-tout avait finalement revu ses priorités pour mieux se consacrer à ses multiples autres exutoires créatifs.
C’est mal connaître l’homme, qui a toujours clamé haut et fort son amour et son respect infini pour un art qui fut pour lui salvateur en tous points. Car derrière son iconoclasme et son inventivité provocatrice, Tyler Okonma vénère la musique, respire au rythme des accords et des beats, et traite par conséquent chacune de ses propositions comme une œuvre, si ce n’est un chef-d’œuvre, qu’il refuse de voir consommé superficiellement. Sur la pochette d’IGOR (2019), sans doute l’un de ses projets les plus ambitieux et aboutis à ce jour, Tyler nous enjoignait déjà d’écouter l’album activement, dans sa totalité et sans distractions, car si les morceaux ont souvent quelque chose à dire indépendamment les uns des autres, c’est dans le tout que l’on saisit l’essence de ce qu’il nous présente. Un peu comme un tableau pointilliste dont l’image globale ne se clarifierait qu’avec suffisamment de recul. Il y a quelque chose de presque pénible à parler du travail du californien, tant chaque recoin de sa discographie récente est bourré à craquer de détails très intentionnels, de références pointues et millimétrées.
La mention d’IGOR n’est pas anodine ici. Ce nouvel album, CHROMAKOPIA, dont l’annonce à peine dix jours avant sa sortie prit tout le monde au dépourvu, fonctionne un peu comme son pendant esthétique, musical et thématique. On pourrait parler de la couleur verte omniprésente, complémentaire du rose d’IGOR, couplée dans les deux cas à un portrait de Tyler en noir et blanc. On pourrait parler de la mise en exergue sur les deux pochettes, à l’identique, du contrôle créatif total de l’artiste (‘All songs written, produced, and arranged by Tyler Okonma’). On pourrait parler de la tracklist tirée au cordeau, qu’il serait stupide de chambouler, rythmée d’interludes vocaux absolument pas choisis au hasard (narrés par le comédien Jerrod Carmichael dans le premier et par la mère de Tyler dans le deuxième). On pourrait parler de ce titre, mot-valise inventé qui évoque tant de choses : la couleur (de peau, notamment, mais aussi le vert, couleur de l’envie, de la vie, de la mort et, il fut un temps, du diable lui-même, dont les cornes semblent orner la typographie du titre), la musique et ses gammes chromatiques, l’idée d’une corne d’abondance (‘cornucopia’), peut-être même l’idée d’une utopie ou d’une dystopie ? Mais on parlera plus volontiers ici d’histoire, celle avec un petit ‘h’ et celle avec un grand.
Là où IGOR, à travers son alter ego éponyme, nous racontait une histoire intime, celle d’un homme s’éprenant de son ami et se retrouvant pris dans un triangle amoureux entre ce dernier et son ex-petite amie, CHROMAKOPIA ajoute à l’histoire l’Histoire. Certes, cela n’a rien de nouveau dans le rap, où récit intime et histoire de communautés entières ont toujours été intrinsèquement liés, ne serait-ce qu’à travers l’existence même du genre. Mais cela n’aura jamais été aussi évident chez Tyler que sur ce huitième opus, dans lequel les notions de racines, de filiation et de paternité se déclinent et s’entrecroisent au fil des morceaux. Le fil conducteur le plus évident se révèle immédiatement à l’écoute, avec un usage nouveau de samples issus de musiques africaines : chants tribaux dès les premières secondes du morceau d’ouverture St. Chroma, guitares Sabbathesques du groupe de rock zambien Ngozi Family sur le brillantissime Noid, où Tyler exprime sa paranoïa (Black Sabbath, Paranoid, cela ne peut pas être un hasard) vis-à-vis d’une pesante célébrité. Elle se révèle également à même la pochette, sur laquelle l’artiste arbore non seulement un masque noir (on pourrait dire beaucoup de choses sur l’usage du masque dans les cultures africaines et leur marchandisation par les colons…) mais également une coiffure cornue qu’on pourrait interpréter comme un clin d’œil à l’Amasunzu, une coiffure traditionnelle rwandaise. On retrouve cet hommage capillaire de manière centrale dans le morceau I Killed You, où l’exploration métaphorique de la dénaturation imposée aux chevelures Noires prend une dimension autrement tragique.
Cette exploration des racines est donc volontaire, et l’on voit l’artiste s’interroger tout au long de l’album sur l’absence de son propre père, ce sosie fantomatique, celui-là même qui le relierait à ses origines nigérianes (le déchirant Like Him, où l’artiste s’autorise enfin à exposer toute la vulnérabilité de sa voix chantée) ; sur une paternité monogame imposée (Darling, I, Hey Jane, Tomorrow) ; sur une perpétuation de lignée familiale qui le travaille mais va à l’encontre de ses instincts, ceux d’un hédonisme et d’un individualisme assumés (Sticky, Balloon). Sans doute est-ce précisément cette contradiction intrinsèque qui rend l’œuvre de Tyler aussi fascinante : un mélange constant d’hyper-candeur, d’honnêteté impénitente et, dans le même souffle, d’une volonté de disparaître de la sphère publique, de porter des masques pour se diluer dans ses multiples alter egos, pour mieux exprimer l’inexprimable, tout en nous enjoignant à faire tomber les nôtres (Take Your Mask Off). La production est à l’image de ce contraste, toujours pointue mais également sale au possible, entre envolées mélodiques R’n’B, soul ou gospel (I Hope You Find Your Way Home) et gros beats qui tachent (Rah Tah Tah, Thought I Was Dead), en passant par la ballade Judge Judy, récit d’une rencontre charnelle douce-amère dont la structure musicale et le propos ne peuvent que rappeler le Darling Nikki de Prince.
Il y aurait mille autres détails à creuser dans CHROMAKOPIA : usage astucieux du sampling et de l’autocitation, habileté des transitions et ponts auxquels l’artiste nous a habitués, hommages à ses pairs (pères ?) et prédécesseurs (Kendrick et Pharrell, entre autres), ou encore featurings parfois improbables mais si astucieusement choisis (Childish Gambino, WILLOW…). On notera la présence bienvenue de plusieurs rappeuses de haut calibre, particulièrement la fabuleuse Doechii, dont on ne peut que recommander la dernière mixtape, Alligator Bites Never Heal. Si Tyler, The Creator ne se renouvelle pas entièrement sur ce projet, notamment lorsqu’il s’agit de structures mélodiques, il est néanmoins indéniable qu’il refuse de se laisser aller à la paresse et de souscrire aux formules mercantiles de la fast-music, nous proposant encore et toujours de véritables albums conceptualisés de A à Z, qu’on sent profondément vitaux pour lui. La flamme du processus créatif dont il tire son nom est encore bien ardente chez Tyler Okonma, brûlant ici d’une conscience renouvelée de ce qu’il a fait et de ce qui l’a fait.
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