Ty Segall – ‘Three Bells’

Ty Segall – ‘Three Bells’

Album / Drag City / 26.01.2024
Garage psyché

Infatigable compositeur et performer, Ty Segall était resté étrangement silencieux depuis 2022. Presque deux ans sans enregistrement, voilà qui intriguait de la part d’un musicien que l’on rangeait bien volontiers dans la catégorie des stakhanovistes d’exception. Hello, Hi, son dernier album, avait déjà ce côté épuré qui donnait l’impression que le californien ralentissait, se mettait en retrait de sa boulimie d’expérimentation passée ou, en tout cas, était prêt à couper les amplis pour laisser résonner naturellement guitare et chant. Ce qui s’apparentait à une forme d’ascèse était peut-être une nécessité pour retrouver de la pertinence dans la prise de risque, et Three Bells semble bien confirmer cette interprétation.

Déjà, ce nouvel album est un double, le troisième de la carrière du californien, après Manipulator en 2014 et Freedom’s Goblin en 2018, ce qui paraît indiquer en toute logique une inspiration difficile à contenir. Ensuite, et même si la guitare acoustique dirige la composition, l’électricité fait ici son grand retour, et l’ensemble mêle souvent psychédélisme et heavy rock typé seventies, tout en y ajoutant beaucoup de bizarreries permettant d’éviter les clichés de ces deux genres. Enfin et surtout, les quinze titres ici présentés affichent une grande diversité tant dans leurs structures, leurs durées que dans leurs sonorités. Des deux premiers morceaux, The Bell et Void, ambitieux et complexes dans leur développement, au single plus classique My Room, en passant par l’inclassable et surprenant Eggman ou par le groove puissant de Move, à moins que ce ne soit par la ballade en forme de mystérieuse et triste révélation de Watcher, on voyage avec Ty Segall dans un univers déroutant, sans aucun chemin prévisible, où chaque morceau semble avoir été créé pour être déformé, tordu en tout sens, secoué par de multiples stridences, ou plombé par de lourdes et grésillantes guitares.

La voix, toujours proche de celle de Marc Bolan, pourrait nous offrir un peu de réconfort dans ce monde incertain que l’on parcourt parfois hagard, mais elle possède ici une gravité nouvelle qui semble révéler son inquiétude face aux étrangetés qu’elle contribue à mettre en forme. Le fait qu’elle soit épaulée sur quelques titres par celle de Denée Segall, la femme du musicien, n’ajoute aucun confort tant celle-ci s’avère également versée dans l’art d’épouser les sinuosités et ruptures de rythme de son compagnon, comme si cette science de la métamorphose permanente représentait le ciment même de leur couple. Une chanson a d’ailleurs pour titre Denée, et celle-ci, en commençant comme une incantation ou une évocation rêveuse et en se poursuivant en déambulation musicale échappant à tout cadre mélodique trop strict, semble être la mise en forme parfaite de l’imprévisibilité, de la constante nouveauté du désir que l’on porte à la personne que l’on aime : on est loin de la chanson d’amour stéréotypée, c’est le cas de le dire.

La guitare, comme le plus souvent chez Ty Segall, constitue un élément essentiel de l’ossature de chaque morceau, même si la batterie s’est avérée ici déterminante pour amorcer la composition. Sur Three Bells, elle a une double fonction : assurer la ligne mélodique, grâce à la guitare acoustique, et malmener cette même ligne en l’agrémentant d’effets sonores agressifs et souvent perturbants, fonction dévolue cette fois-ci à la guitare électrique. L’usage de celle-ci est particulièrement curieux sur ce nouvel album : les notes jouées ont l’air de ne pas vouloir accompagner ni renforcer la mélodie principale, mais plutôt très certainement d’acquérir une signification indépendante, comme s’il s’agissait d’essayer d’articuler des mots doués de sens et non plus simplement de véhiculer des sensations. On met un certain temps, d’ailleurs, à s’y habituer, mais on découvre finalement avec étrangeté que la guitare semble chercher à nous parler.

Sur la pochette aux effets picturaux saturés et granuleux de Three Bells, Ty Segall apparaît en gros plan, ses cheveux blonds en mouvement masquant son visage. Ce n’est pas la stabilité de la représentation, rendant celle-ci identifiable, qui prime ici, mais bel et bien le mouvement et le changement, brouillant les pistes menant à toute catégorisation et définition trop rigide d’un propos et d’une personnalité à l’origine de celle-ci. Ce jeu de cache-cache visuel symbolise parfaitement la dimension insaisissable de son nouvel album : dès que l’on croit pouvoir identifier un morceau dans sa mélodie ou dans son genre, le voilà qu’il mute pour devenir étranger à lui-même, obligeant l’auditeur à remettre en cause ses certitudes sans doute trop vite acquises. Cette obsession du pas de côté, de la dissonance et de la différence qui brisent l’unité trop prévisible de la chanson rock est ce qui fait la valeur de Ty Segall en tant qu’artiste, ce qui exige de son public qu’il se montre à la hauteur de cette liberté si farouchement affichée afin de mesurer toute la valeur de la sienne propre.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
The Bell, Void, Move, My Room, Watcher

EN CONCERT

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