Trupa Trupa – ‘B Flat A’

Trupa Trupa – ‘B Flat A’

Album / Glitterbeat / 11.02.2022
Indie noise rock

Depuis Headache, qui l’avait fait connaître hors des frontières de sa Pologne natale, on savait que Trupa Trupa ressemble à peu de ses contemporains ou prédécesseurs : obsessionnelle, sombre, parfois ludique, souvent inattendue, à la croisée des chemins entre expérimentations psychédéliques, post-hardcore renfrogné, math-rock et noise à tendance gothique, la formation menée démocratiquement par le chanteur-guitariste-poète Grzegorz Kwiatkowski défie les classifications habituelles avec un naturel souvent désarmant. Le fantôme de l’ancien rideau de fer opérerait-il un filtre capable de tordre et distordre les influences occidentales pour les renvoyer ensuite en un reflet méconnaissable, pétri de cette inquiétante étrangeté qu’un ‘pays de l’est’ évoque parfois chez nous ? Que ce rideau du fer soit remis au centre de l’actualité de manière si brûlante par un certain autocrate russe au moment même où sort aujourd’hui B Flat A, disque écrit et interprété par un quatuor obsédé par les effets de la guerre et de l’holocauste sur nos post-vérités actuelles, est en tout cas une coïncidence plus que troublante. À l’instar des autres albums de Trupa Trupa, celui-là ne se prête en effet pas franchement à la rigolade, en dépit de quelques subtils clins d’œil. Il sera donc une bande-son idéale aux images d’actualités qui tournent sur votre écran ces jours-ci. Malheureusement, serait-on tenté de dire…

Pourtant, B Flat A reste une bonne nouvelle pour ceux qui avaient attrapé le train Trupa Trupa en 2015. Parce qu’en dépit de moments inspirés au sein des deux précédents LPs du groupe, Jolly New Songs et Of The Sun, ces deux disques nous avaient aussi laissé une impression mitigée, le premier abusant de répétitions un peu ternes pour créer un malaise latent chez l’auditeur, et le second se rabattant sur le terrain d’un art-rock noise à la facture pas forcément aussi aventureuse qu’auparavant. Heureusement, il semblerait qu’avec B Flat A, Trupa Trupa a définitivement fini des digérer les influences qui les avaient égarés sur ces chemins de traverse. La triangulation entre Fugazi, Pink Floyd et Can qu’il propose aujourd’hui, aussi improbable qu’elle en a l’air, fonctionnera ainsi à merveille sur tout auditeur avide d’albums en mode clair-obscur, imbibés de poisse existentielle et de paysages sonores étonnants, là où le danger semble pouvoir surgir de chaque note ou arrangement.

Plus direct dans ses intentions, plus varié, plus harmonieux (même si pas forcément plus harmonique), et ce, en dépit de la noirceur générale du propos, Trupa Trupa sculpte ici des miniatures ciselées et précises, rejoignant souvent l’inventivité de ses modèles sans jamais totalement les singer non plus. De toutes ces influences, c’est celle de Pink Floyd / Syd Barrett qui permet le plus au groupe de Gdansk de se démarquer par rapport au tout-venant post-punk/indie rock, et d’ainsi retrouver une identité aussi forte que celle qu’il avait réussi à atteindre avec Headache : l’excellent All And All et son orgue atmosphérique pourraient ainsi s’insérer dans The Dark Side Of The Moon qu’ils n’auraient pas à rougir de la comparaison ; l’ironie faussement guillerette du chant dans le dystopique Uniforms rappelle celle de Bike dans The Piper At The Gates Of Dawn ; Lit renvoie ‘aux heures les plus sombres’ de Roger Waters à l’époque de The Wall à défaut de celles de l’histoire, ajoutera-t-on – The Wall étant un de ces points godwin du rock que peu d’artistes peuvent invoquer sans sombrer dans le ridicule. Trupa Trupa ne sombre pas ici, en tout cas, il s’élève même, grâce à ces choix pour le moins étonnants.

Les fans de noise ou de post-punk potentiellement effrayés par cette influence présente sur quelques titres peuvent toutefois se rassurer : celle-ci prend tout son sens dans l’ossature générale du disque, qui sinon oscille entre les rythmiques martiales à la FACS et les barrages stridents de six-cordes à la Sonic Youth. Twitch, malgré ses transitions un peu brusques, est là pour le prouver. Tout comme Kwietnik, Uselessness et Moving. Ajoutez à cela certaines impressionnantes descentes de basse, loin du cliché des croches linéaires utilisé parfois sans grande imagination par les imitateurs de Joy Division, ou encore d’étranges effets flanger surperposés à d’hypnotiques boucles digitales sur Sick, et vous obtiendrez un de ces disques rêches et difficiles de prime abord, mais qui révèlent ensuite leurs multiples détails au fur et à mesure des écoutes. Comme son nom l’indique, B Flat A est un album qui s’intéresse aux nuances et aux écarts, ici celui qui sépare d’un demi-ton deux notes (repéré sur l’ostinato insistant de Lines). Certains de ces écarts peuvent sembler infinitésimaux ; d’autres sont gigantesques, comme lorsque l’on passe du Floyd au post-hardcore. Passant lui-même de l’aliénation moderne à la catharsis, Trupa Trupa sait à quel point ce genre d’écarts par rapport aux règles établies lui seront nécessaires à l’avenir. Et comme cet avenir sera sombre, sans nul doute, raison de plus pour rester inventif.

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A ECOUTER EN PRIORITE
Kwietnik, All And All, Uselessness, Twitch, Uniforms, Moving, Sick

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