
26 Jan 24 The Smile – ‘Wall of Eyes’
Album / XL / 26.01.2024
Indie rock
On dit que le temps efface les souvenirs, les images, les sourires sur les visages. Qu’il suffit parfois d’un regard vers le passé pour que tout s’effondre et que le sens de nos vies, de nos existences, se perde dans les tourments de nos blessures, des fractures présentes et de nos craintes pour le futur. Regarder vers l’avenir n’est pas chose aisée, surtout lorsque les horizons s’obscurcissent. S’il conserve sa part de noirceur, son cynisme et sa douce ironie, le sourire arboré et partagé aujourd’hui par Thom Yorke, Jonny Greenwood et Tom Skinner fait plaisir à voir, et surtout à entendre. Tout d’abord, peut-être, car il n’a jamais semblé si harmonieux, si lumineux, si rayonnant. Si détendu aussi. Détendu car la formation semble avoir pris ici la décision de focaliser son esprit sur l’instant, l’expression et la capture des émotions. Le flux d’informations et le passage du temps deviendraient alors presque dérisoires, un peu comme dans le clip signé par Paul Thomas Anderson pour le morceau-titre au charme vénéneux, ce fameux Wall Of Eyes qui nous offre, justement, un nouveau regard sur The Smile moins de deux ans après la parution du premier disque. Et si certaines choses ont changé, force est de constater, tel un doux euphémisme, que nous sommes pourtant là face à son digne successeur.
D’une production plus directe, centrée sur l’espace de la pièce et sur l’interaction entre ses protagonistes, l’orientation du disque pourrait surprendre, décontenancer tant on connaît l’appétence de ces musiciens pour les fioritures et possibilités du studio. Mais on ne se refait pas comme ça. Moins ciselée et détaillée que sous l’égide de Nigel Godrich, la production de Sam Petts-Davies – fidèle assistant à qui l’on devait déjà le Suspiria de Thom Yorke – conserve l’ingéniosité des couches sonores et des montages parallèles de son maître tout en l’associant à une dimension frontale, plus directe et affirmée, formant ainsi une unité sonore qui ne fait pas défaut à l’ensemble puisque toujours orientée vers cette idée de symbiose et d’équilibre. Dans les faits, l’un des aspects les plus nouveaux du disque se situe peut-être dans la façon dont le trio semble se resserrer ici autour du binôme Yorke / Greenwood, délaissant étrangement les subtilités du jeu de Tom Skinner, un peu plus perdu dans le mix, et surtout cantonné plus que dans le précédent effort à un rôle d’accompagnateur, du moins dans sa fonction de batteur. Un mal pour un bien pour des musiciens qui, sans tout à fait se réinventer à chaque disque ou projet, semblent bien avoir atteint ici un point qui leur assure une plénitude musicale d’une rare richesse tout en fuyant les zones de confort pour continuer d’explorer, entre évidence et radicalité, l’étendue des mondes qu’ils ont bâti ou visité. Le tout avec une spontanéité non-feinte qui nous rappelle l’importance, dans la galaxie Radiohead, des versions de travail et des fameuses face B, donnant souvent lieu elles aussi à des bijoux d’inventivité comme autant de pistes abandonnées que n’importe quelle autre formation aurait saisi comme une aubaine pour écrire un nouveau chapitre de son histoire. C’est dire à quel point la méthode, l’approche, reste singulière et essentielle, toujours remarquable, profondément admirable.
‘Don’t think you know me, don’t think I am everything you say‘ clame Thom Yorke sur la dernière piste du disque, l’apaisée et suspendue You Know Me. La fin d’un voyage de huit titres mais aussi, évidemment, un message envoyé à ceux qui pensaient avoir déjà fait le tour de sa proposition artistique, de sa musique, de son personnage aussi fascinant que déroutant. Or il semblerait bien au contraire que le musicien britannique soit loin d’avoir encore tout dit, tout montré, tout exploré, tout renversé. L’art du climax, développé tout au long de sa carrière dans ses multiples projets, devient ici le point d’orgue, de ralliement, presque l’argument premier du disque. Autant de processus d’accumulation, de générations de textures denses qui nous semblent infinies ou tout simplement d’énergie déployée dans un but précis, repoussant par la même occasion les limites communément admises du power trio dont le groupe se joue en multipliant les overdubs et les arrangements aventureux.
L’art de la tension et de sa résolution, fondement de la musique tonale, brille ici comme rarement dans un disque pop. On pense bien évidemment à la transition orchestrale d’A Day In A Life des Beatles sur le pont magnétique de Bending Hectic – ce qui n’est sans doute pas un hasard lorsqu’on sait que la majeure partie du disque a été enregistré à Abbey Road. On retiendra aussi les arpèges au delay hypnotique de Read The Room, avec son surprenant refrain teinté d’allégresse, onirique et sensitif aux couleurs boisées, conviant le timbre d’une flûte et d’une clarinette. Un titre qui nous rappelle les plus grandes heures du trip-hop avant que sa seconde partie, plus nerveuse et quasi krautrock dans son approche, délivre un climax aux formes d’entrelacs mélodiques avec toujours cette voix qui s’étire, se contorsionne, nous façonne. Dans le genre référencé, Under Our Pillows s’inscrit lui comme un frère jumeau de Thin Thing, du moins dans sa première partie, Greenwood u(tili)sant le même effet de guitare devenu, depuis son exploration du répertoire minimaliste, partie intégrante de sa signature. Avec son interprétation très libre, presque hasardeuse par endroit, le titre se joue des contrastes et des paradoxes, telle une nuit agitée entre rêves et cauchemars. Mobilisant tensions, intensité et magnétisme dans sa trame et son magma sonore, elle laisse ensuite le champ libre à un vaste terrain méditatif qui libère la tension, berce, apaise, avant de délaisser ces territoires ambient pour laisser transparaître dans son axe final une dimension cathartique, spatiale, à la fois terrifiante et colossale.
L’édifiante et ronronnante Friend of a Friend offre, elle, une des plus belles compositions du trio. Profondément mélancolique, cuivrée et jazzy dans son refrain en suspension, la voix de Yorke atteint ici des sommets d’émotion, merveilleusement accompagnée par les montées mélodiques qui semblent sans fin, effet permis par l’utilisation de modes à transposition limitée chers à Greenwood. Chanson hantée et tourmentée, I Quit, en marquant sa profonde résonance avec la question du passage du temps, se révèle être un sommet du disque, pur joyau de chanson pop mélancolique tournée vers l’expérimentation et le mariage des timbres, des nuances et des textures. Sans oublier à nouveau l’apport somptueux des arrangements de cordes du London Contemporary Orchestra pensés par Greenwood, toujours du plus bel effet et comble de raffinement. À ce compte-là, la présence du désormais fidèle Robert Stillman ajoute une touche cuivrée bienvenue, parachevant bien souvent une vision du spectre instrumental qui délaisse quelque peu l’électronique pour revenir à des aspects plus organiques, telle la basse qui se voit confier au fil du disque un rôle d’une rare importance. S’il ne devait y avoir qu’un bémol – ou plutôt un comma, pour être plus précis – nous pourrions dire que Teleharmonic est une composition qui semble ici légèrement trop proprette, trop lisse, qu’il lui manque sa part de danger. Mais ce serait là ignorer sa sublime palette de nuances, ses ondulations chatoyantes et la poésie des paroles contenue dans la pureté des lignes vocales dessinées par Thom Yorke.
Picasso aimait dire qu’il avait mis toute une vie pour retrouver la candeur et la simplicité des esquisses de sa jeunesse. Que ses lignes naïves tracées en quelques secondes seulement avaient mis des décennies à naître, à s’affiner, à se préciser, à se trouver. Ce disque-ci semble avoir été conçu de la sorte, dessiné en quelques semaines seulement mais reflétant, indubitablement, le travail de toute une vie. De l’aérien et pénétrant titre éponyme d’ouverture à son lucide titre de clôture, cet opus, peut-être moins fougueux, énergique, politique et schizophrène que le précédent, porte ici très loin ces nouvelles compositions en les inscrivant définitivement comme de nouveaux classiques de la formation. Tout comme dans son artwork, il s’agit ici d’une cartographie mentale et musicale dans laquelle subsistent les limbes et fantômes des précédents projets, des chemins déjà parcourus mais aussi d’autres encore jamais empruntés. Après avoir braqué sur eux de nouveaux projecteurs, ce sont les yeux grands fermés mais les oreilles pleinement ouvertes qu’il convient d’aborder ce disque aussi captivant qu’émouvant.
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