
21 Fév 25 The Murder Capital – ‘Blindness’
Album / Human Season / 21.02.2025
Post punk
Où trouver la force de créer lorsque l’exercice de composition n’est pas nourri par une force écrasante ? Cette question n’avait jamais effleuré les Irlandais de The Murder Capital. En 2019, leur premier album When I Have Fears était marqué par la perte d’un être cher. Le désespoir et la violence sourdaient de chaque titre comme une longue scarification. Après ce tour de force, les fans du groupe restaient suspendus dans l’attente, et c’est en 2023 que le quintet surprenait son monde avec Gigi’s Recovery. Réalisé lors d’une longue période d’isolement, il livrait une proposition où l’optimisme dominait, avec en toile de fond une richesse mélodique renouvelée. Deux ans plus tard, les cinq lads semblent avoir atteint un nouvel équilibre : éparpillés aux quatre coins de l’Europe, ils mènent chacun de leur côté un quotidien serein, avec la musique comme veine pour les relier. Dans ce contexte, le doute nous taraudait quant à la direction qu’allait prendre Blindness, troisième album enregistré à Los Angeles avec John Congleton, déjà aux manettes de Gigi’s Recovery, et la réponse tient en un mot : hybridité.
Il y a ce que l’on voit et ressent consciemment, le message que l’on délivre, les convictions que l’on porte, puis il y a le reste : l’aveuglement face aux injustices, les facettes de notre personnalité que l’on enterre. Blindness, en se concentrant sur ces angles morts, porte un regard nouveau sur les dix années d’existence du groupe. En ressort un son en clair-obscur, véritable signature du quintet. Le ton est donné dès l’entame, et si elle n’atteint pas la force cathartique de For Everything (titre d’ouverture de When I Have Fears), Moonshot renoue avec les racines post-punk des Irlandais. Le tranchant des débuts se substitue ici à une vague sonore, la voix de James McGovern, toujours pleine de reliefs, se superpose à la batterie, dont la cavalcade semble nous attirer dans une course effrénée. Words Lost Meaning ralentit le tempo et développe une réflexion sur l’amour bâtie autour d’une basse toute en lourdeur. Ces deux titres commencent à esquisser l’ambivalence de l’album : là où Gigi’s Recovery pouvait nous donner l’impression de parcourir un conte gothique, Blindness éclate sa narration, bouscule l’auditeur en juxtaposant les univers sonores opposés. Ainsi, A Distant Life et ses mélodies enjouées provoquent le sourire, les lignes de voix évoquent les Arctic Monkeys des débuts, avant qu’Alex Turner ne commence à trop se regarder chanter. Mais cette parenthèse ensoleillée n’est que de courte durée : Born Into A Fight, après avoir installé une atmosphère méditative, explose en un cri rageur peinant à émerger du mur de guitares et d’effets.
Arrivant à la moitié de Blindness, Love of Country agit réellement comme une pièce centrale. Par son thème d’abord, abordant la fine frontière entre le patriotisme et la haine de l’autre. Par ses motifs rythmiques ensuite : le tempo reste lent, la voix suave domine à des moments puis laisse s’exprimer les instruments à cordes qui alternent les tonalités, construisant une structure pleine de strates qui s’étale en longueur avec poésie et dynamisme. C’est ici que le quintet a le plus d’impact : lorsqu’il prend le temps de façonner un titre où se détache chaque membre, où James peut déployer son répertoire et sa force d’interprétation. Cela se vérifie sur Death Of A Giant. Ecrite à la suite des funérailles de Shane MacGowan, la chanson nous embarque dans une procession sans apitoiement. Le mordant de l’ancien chanteur des Pogues transparait, tant dans les riffs que dans la voix de James qui observe le poids de ce moment : la réunion dans la tristesse crée un sentiment de cohésion puissant. La température baisse et l’ombre grandit sur Swallow, autre réussite de ce Blindness dont la douceur est contrebalancée subtilement par des notes griffées qui marquent la présence d’une blessure invisible. Nous avons sûrement ici la composition qui symbolise le mieux l’effet recherché par cet album : tenter de délivrer un message, en incluant l’indicible et le sous-jacent, traduits avec la même force par deux langages différents, la voix et les instruments.
Tout du long, on entend ce désir profond de créer l’impact, de marquer par les mots et les mélodies. On entend également cette hésitation entre la lente poésie méditative et le post-punk grinçant. En ne faisant pas de choix, The Murder Capital livre un album sonnant comme une réinterprétation de leur décennie de création. Or, le cri et la rage, ce n’est pas pour tout le monde, et surtout pas pour toute la vie. James McGovern et ses acolytes, quand ils s’évertuent à verser dans les sonorités des débuts, peinent à retrouver le son acéré du premier disque. En revanche, par leur talent indéniable de composition, ils parviennent à créer des univers sonores immersifs où l’on se perd avec plaisir, et dont la qualité grandit à mesure des écoutes. C’est sûrement difficile d’accepter que l’on soit plus un poète damné qu’une rockstar sulfureuse ; pourtant, cette identité semble s’imposer aux Irlandais comme une évidence. Peut-être est-elle encore seulement cachée dans ces fameux angles morts.
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