
30 Oct 23 The Kills – ‘God Games’
Album / Domino / 27.10.2023
Rock
Il est loin le temps où VV et Hotel déclenchaient incendie sur incendie à coup de giclées d’électricité et de rugissements viscéraux. Vingt ans déjà que l’on devenait complètement marteau à coups de Pull A U et autre Fried My little Brains. Vingt ans que l’on reste bouche bée devant le magnétisme et la classe déglinguée de celle qui s’est imposée en tant qu’Alison et de celui dont le jeu de guitare hallucinant d’économie et de pertinence s’est affirmé comme Jamie. Depuis, Mosshart et Hince ont alterné flamboyance, souvent, et médiocrité, parfois. Les sévillans ont un terme pour qualifier ces personnes qui se révèlent magnifiques par intermittence : l’Arte. Ash & Ice, en 2016, avait manifesté par intermittence cette capacité à se transcender mais, hélas, s’était également fourvoyé dans les formules toutes faites, comme s’il ne s’agissait pour le duo que d’honorer un contrat. The Kills retrouvaient bien le goût de l’électricité, mais en succombant parfois à la facilité.
Aussi, en entendant parler de leur retour à l’automne 2023, on était prêt, en bon snobinard que l’on se jurait pourtant de ne pas être, à les toiser et passer, indifférent, notre chemin. Mais voilà, posséder l’Arte, c’est avoir le sens du timing et savoir briller au meilleur des moments. Et il faut bien le dire, l’époque dans tout ce qu’elle peut avoir d’affligeant est l’occasion parfaite pour Alison Mosshart et Jamie Hince de montrer que l’adversité est le meilleur des moteurs pour pouvoir accomplir, à nouveau et fièrement, leur irrésistible danse de Saint Guy. Les trois premiers singles du duo avaient éveillé la curiosité : les grosses basses de New York lorgnaient du côté du hip hop sans pour autant faire du jeunisme mal placé ; LA Hex avait des accents trip hop et creusait avec beaucoup de dignité son atmosphère dramatique ; 103 achevait de nous convaincre que The Kills brillaient à nouveau de mille feux, car ce refrain somptueusement épique ne pouvait-il pas rendre n’importe quel individu doué de bon sens complètement frapadingue ?
Teasés de la meilleure des manières, il nous fallait alors savoir si God Games, le nouvel album, allait porter beau ou bien au contraire, n’allait être qu’une coquille vide masquée par une devanture attrayante. Peut-être que celles et ceux qui ne jurent que par les deux premiers albums du duo et qui conspuent Midnight Boom et Blood Pressure ne s’y retrouveront pas, puisqu’il ne s’agit à l’évidence pas, aux premières écoutes, d’un album basiquement rock – les compositions ayant été initiées au piano, les guitares s’y font forcément plus discrètes. Pourtant, si on accepte que c’est la mission essentielle d’un artiste de s’opposer aux attentes du public afin de le forcer à adopter un nouveau regard sur le monde, alors, il est sûr que God Games a non seulement un intérêt de par les nouvelles approches musicales envisagées par The Kills, mais également de par la qualité mélodique des morceaux proposés. Pas de triche ici, mais une authentique sincérité ainsi qu’une réelle ambition à délivrer une musique susceptible de marquer son temps.
Des morceaux sortent rapidement du lot, comme cet époustouflant My Girls My Girls que l’on se passera en boucle dans les semaines à venir, c’est sûr, et qui se termine avec les solennels choeurs gospels du Compton Kidz Club Choir, également présents sur L.A. Hex. Mais le reste interpelle et convainc largement après plusieurs écoutes, nécessaires pour se défaire de ses habitudes. On remarque toute la richesse de la production de Paul Epworth, laquelle s’avère d’autant plus précieuse qu’elle n’est jamais tapageuse ou gonflée à l’hélium comme celle que l’on trouve sur les disques de groupes sur le retour. Certes, l’ensemble tire davantage du côté des musiques dites urbaines, voire électroniques, que du rock, mais il n’y a là aucun racolage, plutôt une forme de sobriété et de gravité qui montre la profonde intelligence de The Kills lorsqu’il s’agit de saisir ce qui relève de l’urgence dans des genres musicaux éloignés de ceux qu’ils ont l’habitude de pratiquer. Going To Heaven, en ce sens, montre de quelle manière la voix délicieusement menaçante d’Alison Mosshart peut imprégner de rock’n’roll une ambiance sonore plutôt contemporaine (à savoir, présentant de gros beats et des cordes cinématographiques). Mais des compositions plus bluesy comme Love and Tenderness, ou plus soul-sixties comme Bullet Sound, varient l’ensemble, entrecoupé de ballades d’autant plus somptueuses qu’elles sont véritablement habitées. Better Days, qui clôt l’album semble conduire le duo vers la frontière mexicaine, symbolisant, on veut le croire, la possibilité de l’avenir.
God Games a cette profondeur vertigineuse qui l’empêche d’être un plaisir sans lendemain mais, pourtant, il séduit d’emblée par cette manière à la fois terriblement grave et follement sexy de conduire ses mélodies. The Kills savent exactement où ils se trouvent – au coeur du cyclone – et ne cherchent à duper personne au sujet des dangers qui nous menacent. Mais c’est justement cette lucidité qui leur permet, comme le torero de la pochette, d’opposer à la fureur qui leur fait face et, même, les environne, la légèreté de leurs mouvements, la noblesse de leur danse. A Séville, un torero légendaire – Curro Romero – était réputé posséder l’Arte dans son expression la plus remarquable : la plupart du temps, il bâclait sa corrida et sortait sous les sifflets, mais il suffisait que le taureau se montre à la hauteur, c’est-à-dire menaçant, pour que son génie resplendisse et conduise toute la ville à le célébrer. Alison Mosshart et Jamie Hince sont de cette étoffe, divertissants quand ils le veulent, resplendissants quand ils le doivent.
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