30 Sep 20 Sufjan Stevens – ‘The Ascension’
Album / Asthmatic Kitty / 25.09.2020
Pop art
Quelques mois après Aporia, collaboration hommage réalisée avec Lowell Brams, Sufjan Stevens revient (enfin) seul avec The Ascension : un album au long cours, attendu, messianique et grandiloquent. Le gourou de la pop ésotérique manie toujours aussi bien les peurs et les espoirs du temps.
Depuis ses débuts, la religiosité innerve l’oeuvre de Sufjan Stevens. S’il n’en est plus à reprendre des psaumes ou autres passages bibliques comme dans Seven Swans, les allusions à une spiritualité, certes plus cosmopolite, sont guère plus subtiles aujourd’hui. The Ascension est un album religieux, et avant même ses propos, dans son nom et sa pochette. L’illustration très colorée qui tient du mandala oriental et de l’expressionnisme énigmatique de Paul Klee, montre une convergence de flèches montant du bas vers le coeur unique d’un cercle. L’Ascension à laquelle Sufjan Stevens nous convie tient autant de celle du Christ que de l’Eveil de Siddhartha.
Pour parler de The Ascension, il convient de le placer dans le temps. En amont de ce nouvel album, on trouve trace de la propre transfiguration du songwriter dans le fabuleux My Rajneesh, de la trempe de Chicago, étonnamment sorti au printemps comme une simple face B. Dans la seconde partie de ce titre, un chorus de flûtes reprenait ouvertement la mélodie de Vesuvius pour mieux nous signifier le propos : les affirmations de l’un répondent aux interrogations de l’autre. Dix ans après The Adge Of Adz, Sufjan a trouvé sa voie. Et l’absence ici de My Rajneesh au tracklisting est une façon de clarifier les choses : l’artiste n’est pas là pour parler de son expérience personnelle.
Alors, de quoi ? The Ascension est une invitation au réveil de la conscience, au discernement, à la réappropriation de notre volonté propre. Que ce soit ‘I don’t wanna be a part of that shame‘ dans Video Game (où la liste des refus tient du mantra), ou ‘I’m not one for controversy‘ de Ursa Major, Stevens refuse d’être pris à parti dans des débats superficiels ou les pseudo-querelles du temps. Entre constats en injonctions, l’album met en exergue des formules (Make Me An Offer I Cannot Refuse), des aspects de la pop culture (Video Game ou Goodbye To All That, titre d’un livre des années 60, ‘feel good’ avant l’heure), la dépendance médicamenteuse (Ativan est un antidépresseur) en insistant toujours sur la manière dont la facilité, et le bien-être consumériste ont ruiné notre volonté comme notre capacité à nous émanciper. C’est le mythe de la caverne que renouvelle Sufjan Stevens : ‘arrête de regarder les ombres qu’on projette devant toi, retourne toi et marche vers la lumière. Tu seras seul, tu auras peur, tu auras mal, (‘They will terrorize us‘, dit-il aux amoureux qui tenteront de s’affranchir des codes dans Tell Me You Love Me), mais la vie est là’. Comme pour Fetch The Bolt Cutters de Fiona Apple au printemps, il sera difficile pour nous, européens, d’avoir tous les codes et les références pour accéder aux subtilités du message, et le discours pourra juste paraître long, comme sur Landslide ou The Ascension.
D’autant plus que l’attitude du chanteur est ambivalente. Sufjan Stevens ne vit pas en dehors des codes du système. Depuis le printemps, il joue parfaitement avec la communication, livrant Aporia en guise de retour officiel, un album énigmatique de matériau musical brut avec son beau-père Lowell Brams. Idéal pour faire la transition entre Carrie and Lowell et The Ascension. Puis il livre en guise d’amorce à cette dernière salve l’expérimental et atmosphérique America, le très variété-pop Vidéo Game et une version clippée du très inspiré Sugar, notablement plus courte que la version album. En quelques semaines, il a réussi à rétablir l’aura de mystère vénérable qui l’entoure depuis toujours, exposant tout le spectre de son talent et sa recherche permanente du son juste.
Musicalement, The Ascension est une évidence dans l’oeuvre de Sufjan Stevens : il ne pouvait produire, à ce moment de sa carrière, à ce stade de ses explorations et de son travail, que cet album ambitieux, envoûtant, héritier logique de tout ce qu’il a fait jusqu’alors. Son oeuvre a une telle cohérence qu’elle pourrait être une loi quantique à elle toute seule, genre : on ne peut jamais prédire ce qui va résulter de l’expérience, mais lorsque le résultat est là, on se dit qu’il ne pouvait pas en être autrement. Alliant comme toujours avec talent les deux fonctions platoniciennes de la musique, la disciplinante et la sensible, il se fait l’écho des peurs et des espoirs du monde tel qu’il va (ou pas). Il alterne les élégies atmosphériques à pleurer (Run Away With Me, Lamentations, Tell Me You Love Me, Sugar), les boucles entêtantes et ambitieuses (Goodbye To All That, America), et la confusion effrayante et industrielle des percussions (Ursa Major, Death Star,Goodbye To All That). Dans le registre de la maîtrise et de l’efficacité de ces parties percussives, on conviendra que son copain Ryan Lott (Son Lux) est aujourd’hui un cran plus inspiré.
Est-ce le fait d’avoir priorisé le discours aux dépens de la musique, celle-ci semble parfois venir enrober le texte plus que le porter. Certains épanchements rythmiques donnent même un sentiment d’extensions ‘maxi 45 tour’ (Ativan, Death Star). Cela dit, The Ascension reste un album de très haute volée, beaucoup plus inspiré que nombre de productions actuelles, même s’il combine des éléments plus qu’il n’explore des voies. Loin de marquer une panne d’inspiration de son auteur, c’est aussi le fruit de son modus operandi : en publiant régulièrement quelques perles inattendues aux sonorités déroutantes, dans des domaines aussi variés que l’opéra cosmique Planetarium, la musique de film Call Me by Your Name, le ballet The Decalogue… il a préparé l’auditeur malgré lui à l’évidence et la logique de cette nouvelle production. Et sa richesse risque de nous occuper un long moment avant que la lassitude nous prenne.
A ECOUTER EN PRIORITE
Run Away With Me, Lamentations, Goodbye To All That, Sugar
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