30 Avr 24 St Vincent – ‘All Born Screaming’
Album / Total Pleasure / 26.04.2024
Art pop
Écouter St. Vincent, c’est accepter d’être surpris. Et ce, même si l’on sait à qui on a affaire, même si l’on connaît sa généreuse discographie depuis la première heure. Musicienne protéiforme et touche-à-tout, à l’image de ses idoles David Bowie et Prince, elle explore et fait exploser d’album en album le concept même de la ‘pop music’, l’idée de ce que doit être un·e guitariste et tous les codes réducteurs qui auraient pu la restreindre, le tout sans jamais se départir de la redoutable rigueur chirurgicale qui caractérise son approche du songwriting. Avec son précédent opus, Daddy’s Home (2021), elle avait opéré un virement radical sous forme d’hommage/règlement de comptes rétro et clinquant dédié à son père et au rock de papa qui a bercé son enfance. Un album sans doute partiellement incompris, sorte de parenthèse inattendue que certains qualifieront de caprice alors qu’il s’agit sans doute là d’un de ses disques les plus ouvertement personnels. Quoi qu’on en pense, Annie Clark – de son vrai nom – est désormais revenue au 21e siècle.
Pour ce faire, elle s’est enfermée dans son studio, a perfectionné son usage des boîtes à rythme, des synthés analogiques et trituré du potard comme de la corde jusqu’à faire naître du chaos de ses expérimentations son septième enfant, All Born Screaming. Selon certaines légendes populaires, le septième-né de la fratrie, à la fois guérisseur et devin, serait doté de pouvoirs surnaturels. En l’occurrence, les étoiles semblent s’être parfaitement alignées pour cet album. Si St. Vincent y endosse le manteau de productrice-en-chef (une première pour elle), elle s’entoure néanmoins pour l’accouchement d’un personnel trié sur le volet. On citera notamment la chanteuse-compositrice Cate Le Bon, le producteur Justin Meldal-Johnsen, ainsi qu’une flopée de batteurs prestigieux : Josh Freese (Devo, Vandals), Stella Mozgawa (Warpaint) et, cerise sur le gâteau, Dave Grohl qu’on ne présente plus. Le résultat est assurément l’un de ses albums les plus aboutis, variés et captivants à ce jour. Peut-être aussi celui qui résume le mieux le style faussement simple de St. Vincent.
Déjà aguerrie à ce jeu, Annie Clark est ici devenue la maîtresse incontestée du numéro d’équilibriste consistant à produire un album pop terriblement efficace et groovy, tout en y insérant des degrés de subtilité mélodique et instrumentale qui interdisent toute écoute passive. Rares sont les disques où rien n’est à jeter, mais celui-ci entre instantanément dans ce panthéon. Une fois lancé, il est tout bonnement impossible de s’y emmerder, à la faveur d’un tracklisting parfait dont l’artiste a le secret. Chaque morceau est un petit objet autonome et distinct de ses voisins tout en faisant également office de brique irremplaçable dans la cohérence de l’ensemble, sans pour autant tomber dans la catégorie galvaudée de l’album-concept.
Hell Is Near et surtout le déchirant Reckless ouvrent le bal, l’un trompeusement serein et l’autre menaçant, comme une atmosphère électrique et pesante avant l’orage. On y entend l’influence de Trent Reznor, la mélancolie de Beth Gibbons. Puis la bombe à retardement explose enfin et les hostilités sont lancées avec Broken Man et Flea, irrésistibles rouleaux-compresseurs pop-rock portés par un Dave Grohl déchaîné. Autocritique à peine voilée, Big Time Nothing, qui aurait aisément sa place sur Masseduction (2017), pilonne et fustige l’hypocrisie d’une image de soi préfabriquée et creuse, à la faveur d’une interprétation nerveuse et funky que ne renierait pas Grace Jones. Rupture de ton sur la face B de l’album avec Violent Times, probablement l’une des meilleures chansons de générique James Bond jamais pondues (officieusement). The Power’s Out, quant à lui, apporte un moment de répit doux-amer sous forme de valse-berceuse apocalyptique où les guitares de St. Vincent, devenues sirènes d’alarme, rythment le récit d’une fin des temps imminente. Le dernier tiers du disque est sans doute le plus surprenant, sans pour autant faire tache. Sweetest Fruit, tribute à la regrettée SOPHIE et aux artistes queer sur fond d’afrobeat mâtiné de guitares à la Neil Young, laisse place à So Many Planets, improbable fantaisie 2-tone et gros clin d’œil aux Talking Heads (St. Vincent a d’ailleurs longtemps collaboré avec David Byrne). Talking Heads encore avec le final éponyme, All Born Screaming, dont le ton enjoué se mue astucieusement en crescendo choral et pulsant, comme un cœur qui s’emballe, une sorte de remix électro de l’épique Sunrise de Pulp, final d’album lui aussi et hommage à peine voilé au Cargo Culte de Gainsbourg, final d’album lui aussi. De naissance en renaissance en renaissance, la boucle des hommages ne se boucle jamais. Sans doute l’avenir rendra-t-il à son tour hommage à cet opus-ci, qui l’aura amplement mérité.
All Born Screaming aurait pu être une oeuvre sombre, et par certains côtés il l’est. Intimiste sans être nombriliste, St. Vincent plonge ici les doigts dans les renfoncements de sa psyché, cherche la petite bête, la laisse piquer au vif, gratte la plaie et appuie là où ça fait mal. Pourtant, il y a quelque chose de victorieux là-dedans, une puissance enfouie qui surgit, un sentiment de soulagement lorsqu’on rejaillit avec elle de l’obscurité, fragile mais avide de vie. ‘On naît tous en hurlant’, nous dit St. Vincent, à qui nous laisserons le mot de la fin : ‘C’est un très bon signe. Ça veut dire qu’on respire. Qu’on est vivant. Mon Dieu. Quelle joie !‘.
Gaël
Posté à 18:41h, 30 avrilEntièrement d’accord. Excellente chronique pour un excellent disque, bravo. <3