Sopa Boba – ‘That Moment’

Album / Sub Rosa / 07.03.2025
Expérimental

‘That moment’. Dans un souffle créateur, poussière d’étoile précédant le big bang, la voix de G. W. Sok émerge du néant. Entre conte urbain et fable néo-réaliste, Sopa Boba livre le genre de disque qui frappe, fort, nous laissant assommés, à la fois déconcertés et fascinés.

Proposant un axe narratif prédominant autour duquel s’articule tout l’argument de cet album au long cours et la symbiose de ces compositions quelque peu malades, la voix est maîtresse là où le propos règne en maître. N’en déplaise aux multiples perturbations cherchant à bouleverser cet équilibre pour imposer sa propre matrice, corps et matières s’unissant dans un fantasme sonique étourdissant. Rythmiques martiales, fréquences invasives, cordes mélancoliques, on se souvient pourquoi l’ancien leader de The Ex faisait autant merveille aux côtes d’Oiseaux-Tempête.

Quelque part entre Silver Mt. Zion et Tom Waits se niche alors Sopa Boba, égrégore musical trouvant ses fondations à travers un récit de Nicoleta Esinencu dans lequel un père punit son fils, voleur, en lui coupant un doigt. Ambiance. Pour ne citer qu’une phrase tirée du premier segment de cette aventure haute en couleurs : ‘This kind of place exists and it’s called the field of wonders in the land of fools‘. Au royaume des fous, toujours ce sentiment de perte, de trahison, d’abandon. Dans un monde dominé par l’argent se cache alors le spectre de la pauvreté, d’un côté ; de l’autre, la corruption. Le poids de la loyauté, des ambitions, de la réussite, la pression de l’école ou de la religion. Les addictions, les clopes, la came. Et ce toujours vu à travers le prisme des yeux d’un adolescent, vieillard-enfant déjà laminé par une existence en forme de lente agonie. Antagonisme des individus, des chaînes familiales, des moments décisifs. ‘That moment‘, répété comme un mantra, dans les titres comme dans les textes, et des phrases qui virent à l’obsession : ‘School tax does not exist‘ nous assène t-on dans That Beautiful Moment. L’ascenseur social est bloqué au sous-sol mais la lutte des classes est bien réelle. Mais tout pourrait basculer dans That Glee Moment, accélérateur de particules élémentaires qui façonne les atomes d’une existence : les mêmes qui se décomposent avant même d’avoir pu atteindre leur forme définitive. Ce moment où l’on comprend que tout s’achète, que tout se vend. Sauf le temps. Sauf le pays des fous, du moins si l’on en croit la conclusion That Magical Moment : ‘The land of fools is not for sale […] the land of fools owes you a lot of money‘. Et si tout était réversible, dans la pluralité du champs des possibles ?

Lorgnant parfois vers des univers industriels de Throbbing Gritsle à Nine Inch Nails, conviant la mélancolie certaine des évolutions sociales de l’Angleterre, Sopa Boba cristallise dans son premier disque toute l’essence de la radicalité oubliée. Même dans ses penchants noise, même dans ses perceptibles pulsations, radical il est et radical il sera. Comme pour mieux rappeler que, même dans le chaos le plus total, il y a toujours une forme d’ordre et de rationalité,  que ce soit dans l’apaisement ou bien dans l’épuisement.

Photo : Gaetan Streel