Sleater Kinney – ‘Little Rope’

Sleater Kinney – ‘Little Rope’

Album / Loma Vista / 19.01.2024
Rock

Ville de Lacey, Etat de Washington. Une salle de répétition à l’intersection de deux rues. Sleater-Kinney roads. Nous sommes en 1994. Carrie Brownstein et Corin Tucker décident de former Sleater Kinney qui, sans le savoir, deviendra un des plus grands groupes de la scène punk rock et fera connaître la ville d’Olympia aux aficionados de ce courant musical. Souvent assimilées au mouvement rock féministe de cette décennie (Riot Grrrl, littéralement), ces émeutières – dont les pionnières se nomment Bikini Kill et Bratsmobile – surfent sur cette troisième vague du féminisme américain et n’hésitent pas à porter haut cet étendard de la contre culture. Atténuer l’inégalité des genres, et faire place aux femmes dans l’industrie musicale.

Ce mouvement est l’essence même de ce que doit être le rock, à savoir une révolution, un engagement politique et social. Sleater Kinney et les autres sont là pour couper les couilles au male gaze, renverser le patriarcat. Et pas que. Elles vont jusqu’à critiquer, en musique, leurs congénères, les femmes objets, passives qui joueraient le jeu de cette société testostéronisée. Le mouvement a aussi ses codes vestimentaires avec le ‘kinderwore’ popularisé par Courtney Love. Petite fille et putain à la fois ! Ce style vestimentaire, usant des stéréotypes de la féminité, prône l’émancipation de la femme et cherche à détruire sardoniquement les codes du rock. Trois décennies (malgré un bref hiatus) et plusieurs pépites plus tard (les albums Dig Me Out, The Woods ou No Cities To Love pour ne citer qu’eux), Carrie et Corin tracent leur chemin et continuent le combat avec un onzième effort, intitulé Little Rope.

La vie est très souvent faite d’aléas. Pour ce disque, alors que la plupart des morceaux sont déjà écrits, un événement est venu bouleverser, bousculer le processus créatif de nos deux têtes pensantes : la Grande Faucheuse est venue pointer le bout de sa faux, emportant avec elle la mère et le beau-père de Carrie Brownstein sur les routes du pays de Dante. Si le paradis céleste promet le bonheur éternel, ce n’est pas si simple pour ceux et celles qui restent. L’album s’ouvre sur les portes de l’enfer avec Hell. Cela démarre comme une lente marche vers le néant, avant de nous éclater à la tronche avec un long cri dans la nuit, qui emporte tout sur son passage. ‘Hell don’t have no future, Hell don’t have no doubt, Hell is just a place that we can’t seem to live without‘. Le morceau nous rappelle le très bon livre Les Damnés de Chuck Palahniuk. L’enfer est the place to be.

Sleater Kinney nous pousse dans nos retranchements. Hunt You Down nous rappelle que nous sommes en permanence traqués. Par qui ? Par quoi ? La mort, pardi. ‘The thing you fear the most will hunt you down‘ (citation de Thomas Lynch, poète, essayiste américain contemporain mais aussi entrepreneur de pompes funèbres lors d’un podcast). De leur côté, les morceaux Small Finds (‘Teeth that bite like candy spikes, Gnaw away the pain, Fur that flies on bony lines, Claw my way to sane‘) et Needlessly Wild (‘Go on and leave me to the hounds tonight‘) réveillent notre côté animal et bestial. Le rythme est haletant, nerveux et angoissant.

Malgré son côté plutôt enjoué, Don’t Feel Right nous montre que la résilience n’est pas une chose simple, et que cela demande du temps. Les choses les plus simples de la vie comme se lever et s’habiller peuvent devenir un fardeau. Tristesse constante, perte d’intérêt et de plaisir. Avec Dress Yourself, ces deux morceaux décrivent, d’une certaine manière, les symptômes de la dépression. Six Mistakes ne saurait nous évoquer les six erreurs humaines de Cicéron à savoir l’Illusion, la Tendance, la Croyance, le Refus, la Tentation et la Négligence. Le morceau nous conduit dans les rues pluvieuses d’une ville à la recherche de l’amour (‘I can’t feel your love for me‘). Au fur à mesure que la batterie s’excite, nous sentons la paranoïa, la psychose, la folie montée en nous !

Il est question de croisade avec Crusader. Le riff est martial, belliqueux. Nous nous sentons braves, conquérants. A tort ou à raison, et au vu des positions de ces riot grrrls, cette chanson pourrait être destinée à Ron DeSantis, ce gouverneur conservateur de Floride qui avait fait part de sa croisade contre le wokisme, et de son souhait d’interdire l’enseignement de tous les sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre dans l’éducation. Carrie et Corin rappellent que des voix seront toujours là pour s’élever contre cette forme d’obscurantisme : ‘Rumor is you’re trying to save us, Reimagine and rename us, You’re burning all the books in this town, But you can’t destroy the words in our mouths‘.

La voix de Corin Tucker nous bouleverse sur Untidy Creature, et l’est davantage encore sur Say It Like You Mean It, rempli d’émotions contrariées. Nous nous surprenons à chanter le refrain, à s’égosiller la voix et à écouter le morceau en boucle. Ce titre résume assez bien Little Rope, cet album à l’effet cathartique et libérateur, résolument rock, fédérateur, triomphant et ne faisant aucun compromis. Donc s’il vous plaît, ‘les garçons sont priés de laisser les premiers rangs aux filles et de regarder le spectacle du fond de la salle‘.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Hell, Say It Like You Mean It, Crusader

EN CONCERT

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