15 Juin 22 Sinead O’Brien – ‘Time Bend and Break The Bower’
Album / Chess Club / 10.06.2022
Post punk – Art rock
De l’Irlande, en musique, nous reviennent en mémoire des souvenirs et des images éparses et contrastées : les Chieftains ou les Dubliners pour le côté trad, le pénible rock de stade de la bande à Bono, le sourire édenté de Shane McGowan ou encore les bilans ORL inquiétants laissés par l’écoute prolongée des labyrinthes électriques de Kevin Shields. Mais ce sont aussi des voix, féminines : celle de la regrettée Dolores O’Riordan, celle d’Enya et de l’inavouable plaisir coupable que constitue sa pop mystique et surannée ou encore celle, plus troublante et tourmentée encore, de Sinead O’Connor. C’est d’ailleurs une autre Sinead qui vient aujourd’hui inscrire, par son chant, sa poésie et son énergie, son nom à la suite de cette liste non exhaustive.
Après deux EPs et une poignée de morceaux publiés sur la toile depuis 2018, ce premier album produit par Dan Carey (Black Midi, Fontaines DC, Squid, Kae Tempest, Wet Leg) donne le ton d’une musique sans concession, où les mots et la voix agissent comme de puissants remparts contre le relativisme ambiant. Avec son titre d’ouverture synthétique et urbain, Time Bend and Break The Bower se poste d’emblée comme un disque inscrit dans la modernité, loin des relents nostalgiques que l’on pourrait attendre de ce type de projet alliant post-punk et poésie incandescente. Car ici, ce qui compte avant tout, c’est la voix, le texte, et peut-être plus encore la liberté de ton et la virulence qui peut en découler. Derrière la clarté et la droiture de sa ligne directrice se cache en réalité un monde au large pouvoir évocateur, aux textes telluriques, formé de paysages mentaux ou physiques comme autant d’images tendant vers la parabole.
Alors que, du côté des instruments, la formation est avant tout pensée en power trio (voix-guitare-batterie, avec ses comparses Julian Hanson et Oscar Robertson), le disque recèle pourtant de nombreuses couches sonores supplémentaires, à l’image des nappes synthétiques et oniriques de Salt que n’auraient pas renié ses voisins écossais de Boards Of Canada. Construite toute en contours et en détours, la musique de Sinead O’Brien développe des riffs et gimmicks souvent nerveux et obsédants comme pour cartographier un territoire musical qui se veut familier, tout en prenant bien soin de faire bouger les lignes, peu à peu, thématiquement et esthétiquement. Si la section rythmique, redoutablement efficace, peut toutefois décevoir au fil du disque par son incapacité à se renouveler morceau après morceau, sa rigueur métrique permet d’asseoir véritablement la fondation d’un rock dansant puissant et ténébreux. Et si le club n’est pas si loin, comme dans les éléments électroniques aux teintes proto-techno clairsemés tout au long du disque, ce n’est que par touches, discrètes et intuitives, comme en témoigne la séquence modulaire formant le squelette même du titre Spare for My Size, Me. Les arrangements, soignés, permettent alors à la voix – vindicative – et à la guitare – explosive – de pleinement s’exprimer, comme un retour aux sources les plus primitives et instinctives de la musique amplifiée. Car même dans des territoires plus acoustiques – comme dans l’arpège obstinée d’Holy Country – il y a, au fil de ces onze chansons, la volonté de revenir à de profondes racines électriques pour mieux atteindre les hautes cimes de l’éther, introspectives et spirituelles.
A la façon d’une prêtresse des temps modernes, Sinead O’Brien offre à ses mots une diction idéale, où la prononciation fait corps avec sa capacité à projeter loin devant ces pensées devenues paroles, à l’image du défiant et manifeste ‘In my devotions, I give myself over’ dans Holy Country. On pense bien-sûr à Patti Smith, PJ Harvey ou plus récemment à Kim Gordon pour cette volonté de raviver la flamme d’une poésie punk soutenue par une production léchée qui ne lésine pourtant pas sur la violence, l’incandescence et l’urgence contenue dans la musique. Cette approche du son et du chant, plutôt radicale, varie toutefois assez peu d’un titre à l’autre ; peut-être le prix à payer pour obtenir une cohérence et une unité plutôt rare pour un premier disque. ‘Everything possible is building’, scande l’artiste aux multiples facettes dans End of Days : c’est peut-être bien là, dans cet océan des possibles qui s’ouvre à l’écoute de cet essai transformé, que se trouve la certitude que la suite de ses aventures, à suivre de près, sera abrasive ou ne sera pas.
A ECOUTER EN PRIORITE
Salt, GIRLDKIND, Holy Country, There Are Good Times Coming
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