26 Fév 24 serpentwithfeet – ‘GRIP’
Album / Secretly Canadian / 16.02.2024
Pop R&B
Si la discographie de Josiah Wise, alias serpentwithfeet, devait se résumer à un seul mot, celui-ci serait sans équivoque ‘amour’. D’abord biberonné à l’amour de Dieu au sein des chorales gospel du Sud des Etats-Unis, il s’y forge une virtuosité vocale que les conservatoires de musique dédaigneront, coupant court à son ambition de devenir chanteur d’opéra. Qu’à cela ne tienne, il déménage à New York où il développe son alter ego musical, créature sinueuse aux pieds sur terre, profondément queer, noire et fière, timbre de sirène envoûtant et velouté habillé de sonorités orchestrales et électro-minimalistes, qui taperont plus tard dans l’oreille de Björk, rien que ça. Son premier EP, blisters, suivi deux ans plus tard de son premier album, soil, sont de magistrales offrandes néo-soul qui racontent toute l’ambigüité d’un amour complexe, fragile, sombre, parfois destructeur, mais à la beauté indéniable. La maîtrise vocale de serpentwithfeet y est à son apogée, alors même que sa carrière n’en est qu’à ses débuts. Talent remarqué puisque s’ensuivent une multitude de collaborations et tournées avec pléthore de noms prestigieux, notamment Brockhampton, Ty Dolla Sign, Mick Jenkins, Grizzly Bear, ou encore Rosalía. Amour toujours avec son second album, Deacon, cette fois-ci bien plus solaire, dansant, parfois même presque domestiqué, aux sonorités R&B assumées mais bousculées dans leurs codes par le récit qu’en font les morceaux, celui d’hommes noirs qui s’aiment sans honte, sans traumatisme, avec tendresse et respect.
C’est donc sur cette même lancée amoureuse qu’on le retrouve avec son troisième opus, GRIP, conçu à l’origine comme accompagnement de sa production chorégraphique Heart of Brick, hommage à la culture clubbing gay afro-américaine. Le ton semble être donné dès le premier morceau, Damn Gloves, dont la sortie en single avait auguré du très lourd, et qui restera sans doute le titre le plus mémorable de l’album. Avec ses pulsations irrésistibles, sa sensualité implacable et explicite poussée au maximum, serpentwithfeet nous offre un hymne nocturne torride, facette qu’on l’avait rarement vu explorer et qu’on rêverait qu’il creuse davantage. Mais si l’on s’attend à une redite de cette même énergie, la suite du disque nous laisse un peu sur notre faim. Publicité mensongère, que ce Damn Gloves ? Peut-être, mais il ne faut pas s’y méprendre : GRIP est avant tout un disque tendre et, ne l’oublions pas, amoureux, encore et toujours. C’est donc la douceur qui primera sur la quasi-totalité des courtes 30 minutes d’écoute.
Subtile et minimaliste fusion de pop éthérée, R&B et electro teintée de reggaeton et d’afrobeats, la majorité des titres reste intimiste et détendue, à l’exception de Black Air Force où le rappeur Mick Jenkins renvoie la balle à serpent après leur sublime collaboration sur l’album Elephant in the Room. Si la première portion de GRIP – Safe Word, et surtout Spades, Deep End et Rum/Throwback – peine quelque peu à décoller par son côté assez redondant, ce qu’accentue encore davantage l’usage quasi-systématique de l’autotune sur une voix qui s’en passerait bien, la deuxième partie parvient heureusement à remonter la pente. On écoutera notamment en boucle l’hypnotique rengaine Hummin’, susurrée à notre oreille comme une transe. Et, surtout, Ellipsis, aux beats tout droit sortis d’un disque de R&B des années 90, que subliment les voix merveilleusement compatibles de serpent et de l’excellente chanteuse-compositrice Orion Sun. On se laissera également envelopper dans les drapés soyeux de la petite ballade Lucky Me, heureux mariage de guitare acoustique et de voluptueuses vocalises soul auxquelles l’artiste nous avait précédemment habitués.
Si cet album n’enthousiasme pas entièrement du point de vue de son inventivité musicale, il nous offre néanmoins quelques petits moments de grâce et restera significatif par ce qu’il représente, à l’instar du reste de la discographie de serpentwithfeet. Pas seulement chanteur, Josiah Wise est aussi un artiste aux multiples visages qui en a encore sans doute sous le capot, si l’on en juge par les grands écarts qu’il a osé au cours de ses quelques années de carrière. A l’instar de nombreux autres artistes queer noirs – Billie Holiday, Labi Siffre, Sylvester ou encore Frankie Knuckles, pour n’en citer que quelques-uns –, il poursuit et s’inscrit ainsi dans une longue et foisonnante lignée créatrice, ouvrant la voie à ses successeurs dans un monde qui n’a pas toujours su reconnaître leur impact profond sur les musiques populaires. Pour ceux qui doutent encore, ou que le ton de GRIP n’emballe pas follement, on ne peut que conseiller la réécoute de ses fabuleux premiers opus, blisters et soil, bouleversants de sincérité, où amour et désir sont érigés en religion absolue, envers et contre tout.
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