
05 Juin 23 Protomartyr – ‘Formal Growth in the Desert’
Album / Domino / 02.06.2023
Post punk
On peut être hostile à Protomartyr, trouver que sa musique suinte la frustration, s’englue dans l’ennui, ou s’abîme dans le désespoir. On peut, à l’inverse, admirer cette capacité du groupe de Détroit à se confronter au réel sans jamais ni renoncer à sa part d’humanité, ni se faire d’illusion au sujet de celle-ci. Tout autre attitude – tiède, indécise – semble exclue. Le genre de groupe qui trouve, d’emblée, son public. Le genre de groupe qui, à l’écoute, réclame une disponibilité complète. Et, le plus surprenant, le genre de groupe que l’on n’imagine même pas nous décevoir et, donc, ne plus aimer, dans la mesure où ce qu’il nous propose de faire depuis le début, c’est l’épreuve du réel dans ce qu’il a de plus essentiel.
Formal Growth In The Desert, le sixième album de Protomartyr, en accomplissant une dantesque traversée des catastrophes, impressionne et émeut à chaque instant, même s’il faut plusieurs écoutes pour se rendre compte de l’exception qu’il constitue dans le paysage culturel actuel. L’album s’ouvre, avec Make Way, sur le constat d’un monde effondré (‘Welcome to the haunted earth/the living after life/Where we choose to forget/ The years of the Hungry Knife’) et se termine sur l’espoir d’amour de Rain Garden. Entre temps, nous approcherons ce qu’il y a de plus terrifiant, violent, et désespérant sur Terre, mais avec le défi de trouver en nous et hors de nous les moyens d’y faire face. Cela résonne bien entendu avec la tragédie personnelle de Joe Casey, le chanteur qui, en 2021, perdit sa mère après l’avoir accompagnée longuement dans sa lutte contre la maladie d’Alzheimer. Trouver des raisons de continuer d’exister alors même que l’on est soi-même brisé par la douleur, voilà ce qui rend si touchant mais également si éprouvant ce nouvel album à la sombre splendeur. La voix de Casey n’a jamais été aussi déchirante : n’a-t-elle pas traversé toute la tristesse du monde, pour refuser de s’en détacher sans pour autant se laisser vaincre par elle ? Ne refuse-t-elle pas l’expression trop facile du pathos pour se situer à l’étape d’après la souffrance, lorsqu’il s’agit de décider entre l’abattement et la résignation, la colère et la rébellion, ou le saut dans l’inconnu de l’empathie et de la compassion ? Cette voix, résignée parfois, tendre d’une manière insoutenable à d’autres moments, ou combattante acharnée en certaines occasions, confronte l’auditeur au mystère insondable de sa propre humanité qui, à l’égard de l’innommable, n’est pas vouée qu’au désespoir. Certes, la musique de Protomartyr nous amène à côtoyer dangereusement le bord du gouffre, mais souvent elle nous fait tourner la tête pour percevoir, finalement, proche de nous, la possibilité de l’amour. Et c’est ainsi que les premiers mots de l’album, ‘make way’, prononcés dans une atmosphère de désolation, trouvent leur résolution dans les tout derniers, ‘Make way for my love’.
Ce nouvel album reprend de l’oeuvre antérieure les rythmes répétitifs, en les accentuant, mais innove radicalement en conférant à l’enveloppe sonore une profondeur inédite, liée probablement au fait que l’enregistrement ait eu lieu au Sonic Ranch de Tornillo, au Texas. Les vastes étendues sablonneuses se substituant au désert urbain de Détroit, la musique de Protomartyr y gagne en ampleur, décuplant considérablement ses effets, alors que jusqu’à présent elle paraissait se déployer au plus près de l’auditeur, sèche et tranchante, voix et instruments serrés les uns contre les autres. Ici, les morceaux se construisent à partir de couches successives, soigneusement espacées, faisant surgir des vides où l’on sombre et des pleins auxquels on s’accroche. L’instrumentation, plus variée qu’auparavant, intègre des synthétiseurs atmosphériques, et les guitares, slide par endroit, créent l’impression d’une dilatation de l’environnement musical. Le guitariste Greg Ahee, qui a produit l’album avec Jake Aron (Snail Mail), avoue d’ailleurs avoir pensé l’album comme un ‘film narratif’, conduisant l’auditeur à déambuler dans des espaces imaginaires : il sera ébranlé par le Post Punk tendu de For Tomorrow ou de Tigers, saisi par la tristesse insondable de Graft VS Host ou ému par la beauté renversante de Rain Garden.
Ce découpage narratif propose souvent des transitions abruptes entre les morceaux, comme si ceux-ci avaient déjà commencé, procédé qui rappelle le cinéma de David Cronenberg, familier de l’immersion brutale du spectateur au cœur de l’action. Mais cette discontinuité tout comme la variété des climats proposés ne suppriment pas l’homogénéité de l’ensemble, garantie par la densité exceptionnelle de la présence de Joe Casey. En étirant l’espace autour de celle-ci, la musique l’ancre d’autant plus profondément dans le présent, ramenant sans cesse notre attention à elle comme à une planche de salut sur des flots tourmentés. Rain Garden, probablement le point culminant de Formal Growth In The Desert, exemplifie cette démarche de la façon la plus bouleversante qui soit : les claviers, d’entrée de jeu, donnent le vertige en laissant croire que tout autour de nous menace de s’effondrer et, au moment où nous pensons être pétrifiés par l’immensité glaciale d’une réalité dépouillée de toutes ses illusions, Joe Casey se livre avec une sincérité désarmante : ‘Kiss me before i go’, dit-il, et l’amour surgit, là, au cœur de la tourmente, comme une pure et irrésistible évidence. Rarement un album d’une intensité dramatique aussi grande se sera terminé avec autant de justesse, écartant le double écueil de la naïveté illusionnée et de la résignation désespérée. Protomartyr refuse bien de fuir le monde, mais sa lucidité hallucinée à l’égard de la condition tragique de l’homme se double toujours d’une compassion et d’une tendresse bouleversantes vis-à-vis de son humanité. Formal Growth in the Desert est certainement le reflet de son époque mais il a ce courage rare de l’assumer pleinement et, en plongeant en son cœur, de tracer la voie qui lui donnera, seule, un avenir. Un chef d’oeuvre.
A ECOUTER EN PRIORITE
Rain Garden, Polacrilex Kid, Graft VS Host
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