Nick Cave & The Bad Seeds – ‘Ghosteen’

Nick Cave & The Bad Seeds – ‘Ghosteen’

Album / Ghosteen LTD / 04.10.2019
Elégie ambient / synth

Il est toujours délicat d’émettre une opinion sur une œuvre musicale au moment de sa sortie, particulièrement lorsqu’il s’agit du nouveau disque d’un des plus grands artistes contemporains qui, au cours des dix dernières années, n’aura cessé d’émouvoir un public toujours plus large. Après plusieurs écoutes, une conclusion s’impose toutefois de manière implacable : Ghosteen a tout d’un chef d’œuvre qui devrait marquer durablement les esprits.

Alors que tout laissait augurer un retour imminent de Grinderman, formation réduite à l’essentiel des Bad Seeds pratiquant un rock bruitiste et lascif, c’est en prenant tout le monde par surprise que Nick Cave annonçait très simplement il y a quelques semaines la sortie de Ghosteen, qui semble en constituer l’exact opposé. Car ce nouvel album est en effet dénué de guitares et de batteries, constitué de longues plages méditatives, où la voix de Nick Cave fait office de guide à la traversée d’un au-delà fantasmagorique tissé presque exclusivement de textures électroniques, piano et chœurs irréels.

Si cette approche nouvelle a de quoi dérouter les amateurs de l’artiste australien qui se seraient arrêtés à l’abrasif Dig, Lazarus, Dig !!! (2009), elle ne devrait guère étonner ceux qui ont suivi son évolution remarquable au cours de la dernière décennie entamée avec le déjà classique Push the Sky Away (2013), qui le voyait se départir de ses influences blues et punk pour explorer de nouvelles sonorités de plus en plus abstraites et cinégéniques, sous l’influence de son collaborateur le plus précieux, Warren Ellis. Cette nouvelle orientation musicale traduisait une mue unique dans le paysage musical contemporain, au cours de laquelle Nick Cave a délaissé ses oripeaux de prince des ténèbres distant pour s’humaniser et se dévoiler progressivement à son public en établissant avec lui une connexion rarement égalée.

Ce processus n’a été visiblement que renforcé par l’ineffable douleur dont lui et son épouse ont été victimes en 2015, année de la disparition de leur fils de 15 ans, Arthur. Cette tragédie, qui pesait déjà sur l’enregistrement du sombre Skeleton Tree (2016), semble avoir fondamentalement changé son rapport aux autres et l’avoir ainsi amené à s’ouvrir de manière beaucoup plus directe à son public, notamment au cours des ses dernières prestations live sous forme de conversation sans filtre, ainsi que sur sa plateforme Red Hand Files sur laquelle l’artiste livre au détour de réponses aux questions de ses fans de nombreuses clés à la compréhension de son œuvre.

Tandis que Skeleton Tree était marqué dans sa noirceur par la proximité immédiate du deuil ayant entouré sa conception, Ghosteen en constitue le jumeau céleste et reflète le processus existentiel dans lequel Nick Cave s’est engagé pour tenter de trouver du sens dans un monde qui en semble dépourvu. L’album se décline en deux volets, les huit premières chansons étant présentées comme les enfants tandis que les trois dernières (deux longues fresques entrecoupées d’un poème) représentent les parents. L’ensemble est toutefois extrêmement homogène, et la figure diaphane de l’adolescent fantôme y est omniprésente, tour à tour narrateur rappelant sa présence (Ghosteen Speaks) ou onde tournoyante au creux de ses mains (Ghosteen).

Les textes de Nick Cave, toujours chargés de références religieuses mais plus abstraits et poétiques que ses œuvres antérieures car issus d’un processus créatif qui doit davantage à l’improvisation et au flux de conscience, sont ici magnifiés par des arrangements musicaux éblouissants, presque tape-à-l’œil, à l’image de la pochette kitsch de l’album. Les synthétiseurs analogiques et boucles électroniques y forment une enveloppe de lumière crépusculaire parsemée de chœurs grandiloquents au soutien d’un sentimentalisme exacerbé qui incommodera les esprits les plus cyniques.

Le ton est donné d’emblée avec The Spinning Song, conte invoquant la figure d’Elvis et de sa femme aux cheveux formant une passerelle vers les cieux, pour se terminer en un message d’amour poignant chanté dans un falsetto d’une beauté intimidante. À un âge auquel les facultés vocales ont normalement tendance à décliner, la voix de Nick Cave semble ici paradoxalement plus riche et fragile que jamais, dévoilant une palette d’aigus insoupçonnée, notamment sur la très belle Waiting For You.

Fatigué de voir les choses telles qu’elles sont, Nick Cave narre ensuite le voyage de cet esprit migrateur vers un au-delà peuplé de chevaux radieux et d’arbres enflammés, où des spirales d’enfants s’élèvent vers le soleil (Sun Forest), et des galions flottent dans une lumière aveuglante (Galleon Ships). Si ses visions et ses rêves ne lui permettent pas d’oublier la distance le séparant de l’être aimé (Fireflies), elles constituent néanmoins sa plus chère possession dans le long chemin qui l’attend vers l’apaisement (Hollywood).

À travers les onze titres de Ghosteen, Nick Cave semble avoir retrouvé un sens de l’émerveillement dont la réalité froide et inexorable du deuil menaçait de le priver définitivement. Sa résilience flamboyante n’en est que plus émouvante.

ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Spinning Song, Galleon Ship, Ghosteen, Fireflies, Hollywood


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