13 Nov 24 Mount Eerie – ‘Night Palace’
Album / PW Elverum & Sun / 01.11.2024
Indie
On ne pénètre pas dans les affres de l’âme de Phil Elverum sans concéder quelques efforts, les portes des productions de Mount Eerie demandant fréquemment aux auditeurs une disponibilité mentale pour s’ouvrir et nous permettre d’apprécier leurs contenus à une juste valeur. Que ce soit pour en suivre le fil narratif, aussi tragique soit-il (notamment sur ses récents albums de deuil), ou pour en apprécier les subtiles triturations sonores, on ne peut se contenter avec lui d’une écoute d’appoint, d’un fond sonore d’ambiance, au risque de passer totalement à côté et de cataloguer d’un simple ‘freaky’ sa discographie. Le dernier venu ne fait pas exception : cet album-monde nécessite une immersion réelle pour en goûter les innombrables qualités. Double disque long de plus d’une heure vingt, Night Palace nous invite à arpenter ses 26 titres comme on gravirait des montagnes russes, oscillant entre les douces ballade ouatées (My Canopy) et les hurlements et distorsions cathartiques (Swallowed Alive), en marge de toutes normes de durée (entre cinquante secondes et douze minutes d’un titre à l’autre). On rentre dans un tel palais idéalement le casque vissé sur les oreilles et le livret de paroles à la main, afin d’en honorer les subtilités, les contrastes, les couches de pistes, et les manières que son auteur affectionne : jouer avec les codes pour mieux les tordre.
La musique de Mount Eerie est aussi solitaire qu’insulaire. Les séances de méditation d’Elverum – et son parcours biographique – l’ont conduit à s’interroger sur l’impermanence des choses et des êtres, à mettre sur un pied d’égalité l’existence du vent, des flots, des animaux ou des humains. Cette ouverture globale du champ de perception qui le conduit à communiquer avec tout le vivant (une baleine, un poisson, un oiseau, le champ des interlocuteurs d’Elverum est aussi vaste que singulier sur Night Palace) et à communier avec les éléments, s’accompagne d’une ouverture de celui des possibles musicalement parlant, qui vient mettre un bon coup de latte dans tout ce qui s’apparenterait à un formatage ou à un calibrage imposé par un genre, une école ou une maison de disque. À une heure ou les productions musicales mises en avant se suivent et se ressemblent autant que des séries Netflix, et nous conduisent à nous interroger sur les raisons d’une uniformisation générale de l’esthétique, les aspérités de Night Palace font office de thérapie contre la morosité.
Deux exemples de ces hyper-singularités, au hasard (mais le disque en compte des dizaines) : sur I Heard Whales (I Think), Elverum tente de revivre sa propre expérience en reconstruisant un chant de baleines quasi imperceptible qu’il aurait entendu sous une pluie torrentielle. Ni plus ni moins qu’un bruit blanc d’eau au sein duquel émergent des sonorités sifflantes qu’il identifie comme un chant de cétacé. On est ici dans le pur champ de la perception transcrite, forme d’esquisse musicale et méditative. Dans un autre registre, sur I Spoke With A Fish, il tente de créer une voix de poisson par l’adjonction d’une multitude d’effet sur la voix, mélange de chorus et de vocoder qui ferait passer Lambchop pour un groupe mainstream. Là, nous ne sommes plus devant une expérimentation de perception, mais face à l’imagination la plus débridée qui soit. À ce grand écart des approches correspond un éventail du panel créatif sans limite de Mount Eerie.
Elverum a beau tout faire en solo, il semble éprouver un plaisir presque jubilatoire à jouer avec lui même, notamment sur le versant grunge de quelques titres (I Saw Another Bird et & SUN et leurs airs chantonnés, accompagnant des distorsions de guitares qui n’ont rien a envier aux sommets LO-FI de Folk Implosion ou Sebadoh). Cette faculté à se dédoubler soi-même pour former un groupe accouche même de certaines rythmiques groovy (Myths Come True et Stone Woman Gives Birth To A Child At Night), mais d’un groove qui sent les abysses, noyé par des couches de parasites, laissant penser que cette rythmique, comme le chant des baleines, nous vient des profondeurs.
Grooves subaquatiques, ballades épurées, sommets LO-FI /grunge et hurlements cathartiques ne forment qu’un aperçu esthétique de ce que ce palace de nuit a à offrir, tant les écoutes successives viennent en dévoiler de nouveaux aspects. Et ses qualités sonores ou d’arrangements, aussi denses et vastes soient-elles, se voient ici complétées par le foisonnement et la richesse des textes, méditations variées sur l’état du monde (écologique, politique) et l’existence propre de son auteur faisant de Night Palace non seulement l’un des albums les plus denses de Mount Eerie dont la discographie est pourtant loin d’être anecdotique, mais aussi assurément l’un des sommets crépusculaires de 2024. Une antidote aussi dense que bienvenue aux perspectives maussades de cette fin d’année.
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