
29 Août 23 Mick Jenkins – ‘The Patience’
Album / BMG / 18.08.2023
Hip hop
Dire que Mick Jenkins est l’un des rappeurs les plus sous-estimés de sa génération est à peine une exagération. Ce défaut de notoriété auprès du grand public s’explique peut-être par sa présence médiatique réduite, ainsi que son attitude et son esthétique discrètes. Pourtant, depuis maintenant une dizaine d’années, il aligne des projets qui, s’ils sont sans doute inégaux, mettent en évidence un talent qui devrait en toute logique le placer au même niveau d’estime que certains de ses contemporains, à l’instar d’un Billy Woods ou d’un Denzel Curry. Le natif de l’Alabama, baigné depuis son enfance dans la soul et le gospel, puis dans le son de la scène hip-hop du South Side de Chicago, développe un art de la poésie et de l’écriture qui n’ont rien à envier à l’un des maîtres et théoriciens du genre, Lupe Fiasco. Sa mixtape The Water(s) (2014) et ses albums Pieces of a Man (2018, hommage direct à Gil Scott-Heron) et Elephant in the Room (2021) – s’il faut n’en écouter que quelques-uns – sont des quasi sans faute. Rarement emphatique, Mick Jenkins ne cherche jamais à en mettre plein la vue, pour la simple et bonne raison qu’il n’en a pas besoin : ses mots et sa cadence disent tout ce qu’il y a à dire. Ses choix de production, profondément enracinés dans un hip-hop infusé de jazz, soul et trap, savent allier sophistication et sobriété, et les thématiques abordées, qui lui ont valu d’être sommairement placé dans la catégorie rap ‘conscient’, réussissent un équilibre délicat entre introspection, spiritualité et commentaire social acéré.
Certains qualifieront peut-être son quatrième opus, The Patience, d’’album de la maturité’, mais on préférera plutôt le voir comme une remise à zéro des compteurs. Une remise à zéro à deux niveaux : pragmatique et personnel. Pragmatique parce que, enfin libéré des contraintes qu’il ressentait au sein de son label précédent (Cinematic), Jenkins jouit désormais d’une indépendance et d’un contrôle créatif qu’il n’a jamais eus ; et personnel, comme le titre de l’album et le monologue qui le conclut le suggèrent, car l’artiste a appris à apprivoiser la patience que ces contraintes lui imposaient (l’artiste aborde d’ailleurs ce sujet dans la vidéo de lancement de l’album : ‘Je traversais péniblement une période qui me forçait à être patient. (…) J’étais frustré, mais je me suis demandé d’où venait cette frustration. (…) Je me débattais contre la patience en créant cet album‘. Le résultat est un disque concis d’à peine 28 minutes, condensé de ce que Mick Jenkins fait de mieux, mais qui laissera peut-être un peu sur leur faim les auditeurs habitués à davantage de moments d’anthologie de sa part (on pense notamment à des titres comme Jazz, Scottie Pippen, sublime collaboration avec serpentwithfeet, au redoutable Truffles, ou encore à Drowning où son talent de chanteur brille à la faveur d’une instru de BADBADNOTGOOD).
On a néanmoins affaire à un disque qui, bien que moins mémorable que certaines de ses précédentes sorties, n’a rien d’honteux. En effet, si l’on s’en tient uniquement à son talent de rappeur, Mick Jenkins reste un artiste de haut calibre même lorsqu’il ne se pousse pas au maximum. En témoignent les deux premiers singles issus de l’album, le chaloupé Smoke Break-Dance (clairement LE tube, avec son excellent featuring du non moins excellent JID) et Guapanese, diatribe acerbe sur notre rapport ambivalent à l’argent sur fond de ballade piano-jazz hypnotique. Habitué des collaborations prestigieuses (on citera, en plus des susnommés, Noname, Ghostface Killah ou EARTHGANG), Jenkins passe ici le micro à Freddie Gibbs, qui brille à ses côtés sur le très lourd et efficace Show & Tell, ainsi qu’à Benny the Butcher et Vic Mensa, malheureusement un peu plus en retrait sur deux des morceaux les moins enthousiasmants du point de vue de la production, Sitting Ducks et Farm to Table. Car c’est justement la production qui pêche un peu sur ce projet, du moins l’étendue de son ambition. Si chaque sortie de Mick Jenkins fait appel à une petite foule de producteurs, il s’en dégage cependant un sentiment de cohérence et de complétude. The Patience garde la même formule mais semble un peu plus décousu, avec une production jazz-hop plus minimaliste, des structures de morceaux moins foisonnantes et certains titres au potentiel fou qui dépassent pourtant à peine le stade de l’ébauche, notamment Michelin Star, 007 et 2004, qu’on aurait adoré voir se déployer davantage. On retiendra en revanche ROY G. BIV et Pasta, merveilles d’écriture et d’interprétation où Jenkins prouve sans conteste son talent de conteur, d’interprète habité et de tisseur de mots.
Car c’est bien là qu’il faut aller le chercher : dans les mots. Rares sont les rappeurs qui parviennent à manier aussi magistralement le sens, la sonorité et la plasticité de ces derniers. Si l’incontournable Kendrick Lamar vient évidemment à l’esprit, ne faisons pas l’impasse sur les qualités d’acrobate du verbe dont fait preuve Jenkins. Bien que ce dernier opus ne soit peut-être pas le plus dingue, il mérite qu’on s’y attarde ne serait-ce que pour cette prouesse-là. En ce 50e anniversaire de la naissance du hip-hop, il faut de toute urgence écouter et réécouter une discographie trop méconnue au fil de laquelle, avec une impatiente patience, Mick Jenkins a su s’ajouter pierre après pierre à l’édifice du genre.
A ECOUTER EN PRIORITE
Show & Tell, Smoke Break-Dance, ROY G. BIV, Pasta, Guapanese
No Comments