10 Juin 24 Man Man – ‘Carrot On Strings’
Album / Sub Pop / 07.06.2024
Rock expérimental
Né à Philadelphie en 2003, Man Man jouit aujourd’hui d’une solide réputation dans le petit monde l’indie-rock. Grâce à (ou à cause de) ses prestations scéniques déjantées et quelques albums tout aussi ébouriffants, on le compare souvent à Frank Zappa, Hawkwind ou Captain Beefheart pour sa faculté à fracasser les parois du genre et à arracher toutes les étiquettes qu’on cherche à lui coller (au choix, gipsy music, fanfare rock, cabaret-jazz et tant d’autres).
Dream Hunting In The Valley Of The In Between, paru en pleine pandémie mondiale il y a déjà quatre ans, voyait son leader Honus Honus (né Ryan Kattner) osciller entre espoir, doute et cynisme. Une sortie presque pour rien, sans réelle mise en avant et sans promotion live pour défendre ce qui aurait pu être une étape de plus dans la conquête d’un plus large public. Contrariant, certes, mais tout ça est désormais loin derrière nous puisque le petit dernier, Carrot On Strings, montre que le coup de mou est passé et que la flamme créatrice de Man Man est toujours aussi vive et rougeoyante, consumant lentement mais avec appétit chaque piste d’un album d’où se dégagent enfin puissance, apaisement et confiance. Un titre étrange qui est venu à Kattner alors qu’il réfléchissait au succès encore trop confidentiel du groupe, toujours à deux doigts de l’atteindre sans y parvenir vraiment, comme une carotte au bout d’un fil qu’on accroche au bout d’un bâton pour faire avancer l’âne. Carrot On Strings dresserait en quelque sorte le bilan de sa carrière, une façon de voir la vie comme une série d’opportunités à saisir (ou non) et qui auraient pu le mener à la gloire (ou non). Tant pis pour les hauteurs des charts, Man Man poursuit vaille que vaille sa route sinueuse sans chercher le triomphe mondial, qui finira bien par arriver (ou non).
Ne cherchant pas à plaire à tout le monde, Kattner et sa bande se plantent encore une fois à la frontière entre créativité maligne et audace formelle, et poussent leur art-rock vers encore plus d’exigence. On se prend un bon shoot d’adrénaline dès l’ouverture de l’album avec le scintillant Iguana certifié Man Man pur jus avec ses envolées krautrock, dance music, no-wave et son intro psychédélique et crispante qui implore qu’on se fige expressément. Un texte écrit alors que le chanteur parcourait les collines de Los Angeles à vélo, se remémorant le documentaire quelque peu mystique sur la peinture rupestre du réalisateur Werner Herzog, Cave Of Forgotten Dreams. Une référence qu’on n’a pas immédiatement mais qu’il est bon de rappeler. Car tout comme lui, Kattner sait s’approprier les codes de la culture dominante et populaire pour les détourner sans compromettre sa vision ni s’empêcher d’être lui-même. ‘Avec Iguana’ le premier single, nous explique Honus Honus, ‘j’ai essayé d’écrire une chanson très spécifique au genre, mais je ne peux pas m’extraire de ma propre envie d’en faire quelque chose d’autre ou une combinaison de quelque chose d’autre‘. Se saisir des marqueurs de la pop, du rock garage, et les éparpiller façon puzzle pour créer onze pistes jouissives et explosives, voilà à quoi se résume le cocktail vitaminé Carrot On Strings.
Comme Iguana, le gracieux Cryptoad, qui s’étend sur près de sept minutes, a tout de la pop song réussie. Un groove ouaté qui enveloppe la voix veloutée de Kattner et la porte sur des hauteurs mélodiques qui s’accrochent pour longtemps dans le creux de nos oreilles. La faute à ce simplissime refrain faussement désabusé, ‘Take me home, this party sucks‘ ! La suite est du même niveau avec l’excitant Taste Like Metal ou le mutin et sexy Blooodungeon, créature musicale hybride née de la fusion inattendue entre les légendes italo-disco La Bionda et les rockers gothiques Sisters of Mercy. Cette nouvelle décontraction se ressent aussi sur l’intime Mulholland Drive ou le vibrant Cherry Cowboy, une ode persistante et ambitieuse à Abilene, la petite ville du Texas où il est né.
L’album s’achève sur la pièce maîtresse, l’introspectif Odyssey qui témoigne en longueur de la transformation psychologique de Kattner (la paternité récente y étant sans doute aussi pour quelque chose), sa nouvelle perception de soi, plus réfléchie et posée à des lieues de son personnage de scène démesuré et impulsif. Le titre est aussi un léger clin d’œil à un autre de ses héros de l’avant-garde allemande, le cinéaste Rainer Fassbinder (également l’icône de style déclarée du musicien) : ‘Mes mélodies naissent généralement de parties répétées‘, explique-t-il, ‘et de la volonté de repousser les limites de ma voix. La musique et les paroles naissent ensemble, laborieuses mais significatives dans la mesure où elles insufflent une perméance combinée‘. Si on ne le savait pas encore, Kattner fait partie d’un monde à part, celui des rares artistes dont le chemin créatif est plus important que le résultat final, loin de toutes les contingences de l’époque. It’s a Man Man’s world.
No Comments