
02 Août 23 MADMADMAD – ‘Behavioural Sink Delirium’
Album / Bad Vibrations / 21.07.2023
Electro punk
De MADMADMAD, on retenait jusque là cette capacité à faire danser en imposant un traitement électro ultra efficace à l’usage plus traditionnel et organique des instruments. En live, la redoutable maîtrise acquise par Benjamin Bouton (guitare, synthés, percussion, FX), Kevin Toublant (Basse, Moog, FX) et Matt Kelly (batterie, percussion) permettait d’entraîner les publics les plus exigeants dans des bacchanales trépidantes et euphoriques. Behavioural Sink Delirium, le troisième album du trio franco-anglais, oblige à reconsidérer notre jugement et nos attentes à l’égard de celui-ci. Pour sa réalisation, MADMADMAD s’est enfermé pendant dix jours avec le producteur Eddie Stevens (Róisín Murphy, Jana Kirschner) pour expérimenter selon ses propres termes ‘différents états d’un délire confiné’. En résulte une œuvre intrigante qui marque une nette rupture avec les deux albums précédents, plus accessibles. À la première écoute, on est assez désarçonné par cette difficulté que l’on peut avoir à ordonner la diversité des éléments sonores au sein de mélodies bien identifiables, ce qui jette le trouble sur la manière avec laquelle il faut les appréhender. Les écoutes ultérieures aiguisent la perception et affinent l’intelligence, bien aidées toutefois par les explications données par le groupe lui-même concernant sa démarche.
On apprend ainsi que Behavioural Sink Délirium fait référence à l’expérience réalisée de 1968 à 1973 par l’éthologue américain John B Calhoun. Cette expérience – connue aujourd’hui sous l’appellation d’Univers 25 – était destinée à étudier les effets de la surpopulation sur le comportement animal. Il s’agissait de laisser se développer un groupe de 50 rats dans un espace réduit et sécurisé, situé dans les locaux de l’Institut National de la Santé Mentale (NIMH) de Bethesda, dans le Maryland, en fournissant eau et nourriture à volonté. L’augmentation continue de la population dans un environnement restreint a finalement engendré toute une variété de comportements violemment anormaux : cannibalisme infantile, perversion sexuelle, troubles alimentaires, prostration et isolement pathologiques. Calhoun désignait alors de ‘cloaque comportemental’ – behavioural sink – cet état où une société voit toutes ses normes s’effondrer, précipitant ses membres dans la plus horrible des monstruosités et annonçant par là même sa fin prochaine.
Avec ces précisions à l’esprit, le caractère dérangeant de ce dernier album de MADMADMAD devient signifiant. On traque dans les morceaux les éléments qui permettraient d’associer ceux-ci à différents stades de ‘l’Univers 25’. Passée une courte introduction pleine de bruitages curieux, Krautjerk et You See, You Do It Like This paraissent prolonger l’esprit de fête qui animait précédemment la musique du trio, sauf que l’on sent bien que certaines accélérations du rythme sont inhabituelles, et que l’étrangeté de certains sons ne permet pas de reproduire les comportements stéréotypés que l’on peut avoir en écoutant des morceaux faits pour danser. On est tenté de bouger, bien sûr, mais en écoutant attentivement les incongruités sonores, on se rend bien compte que l’adaptation de notre corps aux structures parfois savamment désarticulées des morceaux est difficile, pour ne pas dire impossible. Et c’est alors que les effets physiques de la musique, par leur écart vis-à-vis des normes courantes de composition et de production, produisent des effets psychologiques déstabilisants. Ce qui se passe d’abord à l’extérieur, au niveau du corps lui-même (mise en mouvement, arrêt brutal, désorientation…), fait écho à l’ intérieur (euphorie, surprise, stress…), modifiant ainsi notre humeur et notre rapport au monde. La frénésie angoissante de It’s A Cat, la déambulation apparemment tranquille de Deckchairs, pourtant remplie de bruissements, crissements et frottements crispants, les agitations rythmiques incompréhensibles de Baggy Bag Bottoms, jettent l’auditeur dans un environnement produisant autant d’excitation que d’inquiétude. Les déformations infligées aux voix, quant à elles, concourent à rendre absurde tout discours, celui des autres comme le nôtre, transformant la parole humaine en cacophonie hystérique. Pourtant, la légèreté et l’innocence des sonorités, prises isolément, montrent qu’il y a dans ce lieu une source de plaisir, et c’est cette tension entre la satisfaction et le stress engendré par celle-ci qui montre le mieux l’analogie entre la musique de MADMADMAD et l’expérience de Calhoun. Les passages les plus entraînants et, à première vue seulement, prévisibles, comme Totes Amazeballs ou le funk cool de Flute and The Hobo, ne sont jamais exempts d’agressivité et de moments suscitant, même légèrement, le malaise, ce qui nous met dans la position des rats, accédant facilement à la jouissance mais ne parvenant jamais à se laisser aller complètement à celle-ci, parce que vaguement conscients de son caractère anormal.
Behavioural Sink Délirium permet donc d’expérimenter à un niveau symbolique ce qu’est un cloaque comportemental. La profusion des sons de cet album, ainsi que les tensions qui régissent leurs relations, traduisent bien notre hyper sollicitation dans un environnement technique surpeuplé, afin de nous faire pressentir que la paix dont nous pensons profiter et qui nous donne accès à la consommation illimitée n’est que de façade. In The Garden Of Mezcal, qui clôt l’album, est l’apothéose de cette démarche : après 30 secondes de déformations profondément dérangeantes d’une voix humaine, de longues vagues synthétiques se déroulent, donnant une impression d’apaisement, vite contredite par des bruitages oppressants, laissant finalement la place à deux minutes de montée impitoyable vers une stridence affolante. L’expérience est inconfortable, certes, mais lucide, et c’est cette profonde ambiguïté qui en fait l’équivalent sonore d’un malaise civilisationnel. MADMADMAD, avec exigence, intelligence et courage, accède avec son troisième album à sa maturité en exhibant la véritable nature du dancefloor : celle d’un champ de mines où évolue des êtres hypnotisés par des promesses de plaisirs qui s’avèrent également être d’authentiques sources d’angoisse.
A ECOUTER EN PRIORITE
Krautjerk, You See, You Do It Like This, In The Garden Of Mezcal
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