Kendrick Lamar – ‘Mr Morale & The Big Steppers’

Kendrick Lamar – ‘Mr Morale & The Big Steppers’

Album / Aftermath – Top Dawg – PGlang / 13.05.2022
Hip hop

Le complexe du messie. Kendrick, une couronne d’épines sur la tête, lui et sa compagne s’occupant de leur progéniture dans un lieu de repli délabré, peut-être dans l’attente d’une attaque venant de l’extérieur. La couronne est comme un ajout ironique, tranchant avec l’arme qui ressort discrètement de son pantalon. Symbolique, la menace invisible contre laquelle le natif de Compton cherche à se défendre ici pourrait aussi bien être celle d’un gang ennemi que le symptôme de sa propre paranoïa. A moins qu’elle ne représente l’attente démesurée des fans face à Mr. Morale & The Big Steppers – attente de plus en plus complexe à satisfaire après les chefs-d’œuvre good kid m.A.A.d city, To Pimp A Butterfly et DAMN. Tout est chargé de sens chez Kendrick Lamar, y compris l’artwork.

Le silence de la superstar du rap depuis cinq ans – à quelques exceptions près, comme la B.O. de Black Panther, ou sa participation au grand raout rassemblant les plus grandes légendes vivantes du hip hop lors du dernier Super Bowl – a paradoxalement été assourdissant. Rien sur les réseaux sociaux. Aucun indice sur la nouvelle direction musicale qu’il allait inévitablement prendre. Kendrick a certes été repéré lors des marches ‘Black Lives Matter’, mais il ne s’est jamais exprimé publiquement, même sur cette question essentielle chez lui. 1855 jours de silence entre DAMN. et ce cinquième album en format double donc, ce que rappelle l’entame de United In Grief. Sur ce premier morceau de bravoure, le flow féroce du rappeur, soutenu par un breakbeat frénétique, mitraille tout ce qui passe à sa portée, comme un ressort enfin délivré de toute contrainte. Mais ce flow s’oppose aussi radicalement à d’amples et sinueux accords de piano jazz, ici fournis par le trop méconnu Duval Timothy. Contrastes, hétérogénéité, chausse-trappes, expérimentations risquées… Propos polémiques, aussi – Lamar semble fustiger sur cette ouverture ses propres travers de star aux poches remplies de flouze, égratignant au passage la superficialité d’autres célébrités du rap cherchant à dissimuler leurs névroses derrière des kilos de chaînes en or… Le programme général est établi d’emblée, même si une grande partie du premier disque s’avère un peu moins surprenante ensuite. N95, où la voix de Lamar se fait multiforme, comme s’il se chargeait lui-même des featurings, le lancinant Rich Spirit, ou encore un Purple Hearts dont l’intérêt principal reste la participation de Ghostface Killah, donnent le change en s’appuyant sur des sonorités plus formatées, sans vraiment chercher à rivaliser avec les hits de DAMN non plus. Le cœur de Kendrick semble ailleurs.

Ce que Mr. Morale & The Big Steppers nous apprend, en effet, c’est que durant ces 1855 jours, le rappeur a eu une toute autre image de lui-même que celle véhiculée par les médias. Alors qu’il recevait le prix Pulitzer, alors que son nom était devenu synonyme de succès critique et commercial, il connait en privé l’angoisse de la page blanche, et son couple se délite suite à ses infidélités, l’amenant à la case thérapie. L’exercice d’introspection est donc inévitable aujourd’hui, toujours porté par des préoccupations d’ordre sociétal. Au centre du viseur de Lamar, le trauma qui passe de génération en génération chez les afro-américains, qu’il prenne la forme d’abus sexuels, de masculinité toxique, et de naïveté face à la machine capitaliste (voir Savior). Le doux refrain de Father Time, chanté par le suave Sampha, sert ici de baume pour panser les plaies psychologiques que le père du rappeur a involontairement infligées à son fils. À l’inverse, l’incroyable violence de la scène de ménage sur le dérangeant We Cry Together, jouée par le rappeur et son invitée Taylour Page – à qui on donnerait plus volontiers un Oscar qu’un Grammy Award pour son interprétation allumée du personnage – a tout d’une démarche cathartique à la Eminem sur fond de boom bap. Il faudra le délicat Mother I Sober en bout de course, qui a le bon goût d’inviter la voix gracile de Beth Gibbons de Portishead sur le refrain, pour que cette démarche aboutisse en une de ces révélations transcendantes dont Lamar a le secret à chaque fin d’album depuis To Pimp A Butterfly – twist final dont nous tairons la teneur exacte pour les auditeurs-trices qui voudront bien se pencher sur les paroles.

En mettant en scène l’histoire douloureuse de sa famille, et en révélant ses nombreuses failles en tant qu’individu, Kendrick Lamar refuse ainsi ce statut de messie du rap ‘conscient’ qui lui a été imposé de manière parfois abusive. Les nombreuses interventions de son cousin Baby Keem, et surtout du sulfureux Kodak Black, personnage peu recommandable – souvent raillé au sein de la scène rap actuelle – soulignent cette même idée sur une flopée de pistes allant du très efficace au secondaire (ces invités représentent les ‘Big Steppers’ du titre, face à l’image idéalisée de ‘Mr. Morale’). Lamar n’est pas un saint, comme ses comparses du moment. ‘I choose me, I’m sorry‘ assène-t-il dans Mirror, conclusion à la fois douce-amère et légère, principalement chantée. ‘I can’t please everybody‘ répète-il encore sur le fulgurant Crown, où seul un piano, encore une fois joué par Timothy, accompagne une voix mettant pourtant en avant d’inédites capacités mélodiques. Il résulte de ce refus de plaire à tout le monde un double album qui semble avoir été volontairement conçu comme une expérience fragmentaire, à l’image d’une séance de psychanalyse où les sujets passent du coq à l’âne sans que les liens entre eux soient consciemment compris. Aidé par ses collaborateurs habituels (Sounwave, Dahi, The Alchemist, Pharrell, Thundercat et tous les autres…), Lamar s’emploie à construire un paysage musical reflétant cette expérience souvent imprévisible, dont les plus grandes réussites se trouvent sur la seconde partie absolument magistrale du deuxième disque. Voir par exemple ces volutes de voix tremblantes s’élançant au dessus de basses synthétiques lourdes sur Savior et Mr. Morale – pièce qui rappellerait presque les expérimentations passées de These New Puritans, tout en renouant avec l’intensité de The Art Of Peer Pressure ou Dying Of Thirst dans good kid, m.A.A.d city.

C’est d’ailleurs sur cette série de titres que l’on se rend compte que tous les fils thématiques disparates déroulés en début d’album finissent par se rejoindre, la sphère privée du ‘je’ se confondant ainsi avec le ‘nous’ de la communauté. On espère que Slowthai, Little Simz ou Arcade Fire (dont les derniers albums adoptent la même louable démarche) vont prendre quelques notes sur la façon de rendre cette fusion finale aussi viscérale sur le microsillon. Ironiquement, l’incontestable réussite de ce dernier run viendrait presque contredire les dénégations de Kendrick quant à son statut de modèle. En atteste l’émouvant Auntie Diaries, où le narrateur surdoué décrit son acceptation graduelle de la transition de genre de deux membres de sa famille, mêlant observations pertinentes sur le fonctionnement des préjugés, empathie pour son prochain, et critique de la position des religions institutionnelles sur ces situations (geste fort pour un croyant comme Lamar). Le tout aboutit à un manifeste pro-LGBT qui ne sombre jamais dans la mièvrerie et appelle juste à l’intelligence de l’auditeur, quel qu’il soit. Ou comment clouer le cercueil de décennies d’homophobie dans le rap (et relier ce geste à d’autres causes, aussi). Sur ce titre comme sur Mother I Sober, Lamar démarre mezzo-voce, avec pudeur, avant de monter en puissance de manière inexorable, crescendos de cordes à l’appui derrière. Mr. Morale & The Big Steppers est ainsi à l’image de ces deux pièces centrales, sa puissance gonfle de titre en titre, jusqu’à atteindre celle de ses grands prédécesseurs. Les Ponce Pilate et autres marchands du temple capables de clouer ce prophète malgré lui sur sa croix ne sont pas encore nés, visiblement.

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A ECOUTER EN PRIORITE
United In Grief, N95, Worldwide Steppers, Father Time, Rich Spirit, Crown, Savior, Auntie Diaries, Mr. Morale, Mother I Sober, Mirror

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