15 Déc 24 Kendrick Lamar – ‘GNX’
Album / PGLANG / 22.11.2024
Hip hop
L’entreprise Kendrick Lamar a une santé florissante en cette fin d’année 2024, surtout en comparaison des indicateurs en berne qu’elle avait subi durant la longue période séparant DAMN et Mr. Morale & The Big Steppers (six ans de silence quasi-total, on s’en souvient). Depuis la sortie de ce dernier — littéralement hier — K-Dot a au contraire rongé les parts de marché à une vitesse fulgurante, et surtout profité de la maladroite tentative d’OPA sauvage lancée par Drake (avec J. Cole en porte-voix, demandant le partage de la couronne) pour lancer une guerre totale contre la superstar du rap canadienne – cette guerre que tous les hip hop heads attentifs aux allusions disséminées ça ou là avaient souhaité voir advenir depuis au moins une décennie. Le premier vrai coup de canon a été tiré en mars dernier sur l’album collaboratif de Future et Metro Boomin, WE DON’T TRUST YOU, et depuis ce couplet ravageur de Kendrick sur Like That, Drake a morflé, diss track après diss track (euphoria, meet the grahams), frôlant le K.O. artistique à chaque fois qu’il essayait de contrer les assauts de son concurrent. Les coups bas ont volé de toutes parts au cours de ce rap beef for the ages (fake news ou exagérations outrancières de chaque côté, attaques physiques ET psychiques, familles et proches pris en otage…). Mais les punchlines de K-Dot l’ont au final emporté. Pas certain que Drake, littéralement accusé de s’intéresser de trop près aux jeunes adolescentes, puisse un jour réutiliser un accord de la mineur dans une de ses chansons suite à la saillie de son ennemi juré : ‘You tryna strike a chord and it’s probably A minoooooooor’ (c’est bon, vous l’avez ?). Pendant ce temps-là, J.Cole déclarait forfait dès le premier round, laissant bien seul le rappeur canadien. Et le public ravi comptait les points avec le goût du sang dans la bouche. Panem et circenses.
La victoire de Kendrick n’aurait toutefois été que pyrrhique sans le coup de grâce Not Like Us, qui réussissait à achever Drake sur le fond comme sur la forme. En sondant l’âme profonde de la scène rap de Los Angeles – qui l’a vu grandir jusqu’à atteindre un statut de messie – Lamar soulignait déjà en creux la manque d’authenticité et de crédibilité de son adversaire, connu comme un colon venant piller les talents des scènes locales US pour mieux essayer d’asseoir son leadership commercial. Mais surtout, le rappeur californien provoquait avec ce titre un énorme plébiscite, anthémique et populaire, se plaçant au passage comme le héraut / héros de toute la culture noire américaine actuelle.
Sur bien des points, la sortie surprise de GNX aujourd’hui n’est que la célébration et la continuation de cet apex culturel. Mais ce faisant, la compagnie K-Dot se voit obligée de mettre au placard toute velléité d’ouverture er de diversification de ses activités, économie de guerre oblige. Kendrick ne veut plus parler à tout le monde. Il veut seulement parler aux vrais, à ceux qui savent. Le ton est donné dès le titre introductif wacced out murals : ‘This is not for lyricists, I swear it’s not the sentiments / Fuck a double entendre, I want y’all to feel this shit‘. Fin des élucubrations, Kendrick Lamar entame ici un retour à une démarche bien plus simple, brute, made in LA, venant globalement rompre avec le caractère conceptuel qui prédominait sur ses derniers travaux. Pavloviens et accrocheurs, sans fioritures, squabble up et tv off sont des hymnes clubs west coast évoquant une bloc party improvisée au coin de la rue, tandis que heart pt. 6 et dodger blue réactualisent la G-Funk des années 1990 avec plus ou moins de bonheur. Autre temps fort notable, hey now est servie caliente à grand renfort de basses bien grasses et de synth lines sournoises. Mustard (pardon, je veux dire ‘MUSTAAAAAAARD !!!’) signe là l’une des meilleures production du disque, à l’égal du tv off déjà cité plus haut. Côté featuring, DODY6, rappeur underground de Los Angeles, joue pleinement le coup et parvient brillamment à se greffer sur le flow rebondi de KL. La mise en lumière de la culture Côte Ouest est donc totale : sur ce qui la compose, comme sur les artistes prêts à continuer de la faire vivre.
Le moment le plus symbolique de ce recentrage sur les fondamentaux est atteint sur reincarnated, titre construit autour d’un sample du Made N* de 2pac aux accents chicanos (la Californie, encore et toujours), sur lequel Kendrick s’imagine des vies antérieures de bluesman ou de chanteuse soul, brisées par la drogue et le racisme institutionnel. Le succès que le rappeur américain connaît aujourd’hui est ainsi considéré comme une rédemption pour la communauté toute entière. Mais qu’a donc fait Kendrick pour le mériter ? Ses intentions sont-elles altruistes ou purement égocentriques ? Voilà les questions posées par le Seigneur Tout Puissant lui-même — également interprété par l’artiste, bien entendu. Les échos sociétaux et religieux (voire même psychanalytiques) des chefs d’œuvres du maître se font encore entendre ici, portés par son légendaire flow. D’où vient alors cette impression tenace que Kendrick ne fait que s’adonner ici à un exercice d’écriture dans lequel il a autrefois cent fois plus brillé ? Serait-ce parce que reincarnated est un rare îlot de sérieux perdu au milieu d’un petit océan assez superficiel ?
On pourrait en effet aisément reprocher à GNX sa trop forte hétérogénéité, ou encore une certaine auto-complaisance. Trop de moments semblent dispensables : man at the garden n’est qu’un ego trip aux références bibliques sans grand intérêt, en dépit d’un court climax vocal assez bien senti. peekaboo et gnx pâtissent d’une trop grande simplicité instrumentale. La première collaboration soul/hip-hop avec SZA dans le disque rompt trop brusquement avec le cadre brut posé par les deux morceaux d’ouverture (wacced out murals, squabble up). Et si la seconde, gloria, fait office de conclusion réussie, la métaphore filée qu’elle contient – déjà entendue ailleurs, et par laquelle Kendrick décrit son rapport à l’art rapologique comme on décrirait une relation amoureuse dysfonctionnelle – ne fait que remplir un vieux cahier des charges pas encore remis à jour, là où les derniers quarts de ses autres albums principaux étaient eux des monuments de storytelling et de musicalité.
Bilan d’activité : Kendrick Lamar met de côté sa couronne d’épines pour renouer avec les réels big steppers. Tout le monde sur la planète a reçu les memos : avec GNX, qui l’indexe sur les tendances west coast actuelles, le rappeur de Compton fait monter sa côte sur le marché de l’authenticité hip hop. La marque perdurera sans souci suite à ce recentrage stratégique du conseil d’administration. Mais pour des chefs-d’œuvre de la trempe de good kid, m.A.A.d city ou To Pimp A Butterfly, il faudra attendre une conjoncture plus favorable. Ici la bourse, à vous les studios.
No Comments