Jen Cloher – ‘I Am The River, The River Is Me’

Jen Cloher – ‘I Am The River, The River Is Me’

Album / Marathon Artists / 03.03.2023
Pop folk

Il faut parfois se résigner à s’éloigner de ses racines pour mieux les accepter et en faire un moteur créatif. C’est la trajectoire qu’a empruntée Jen Cloher, laquelle a quitté très jeune la Nouvelle Zélande pour l’Australie, où elle a construit sa vie d’artiste en développant une musique plutôt urbaine, oscillant entre Folk et Rock. On l’avait d’ailleurs laissée, avec son dernier album sobrement intitulé Jen Cloher, dans un univers plutôt velvetien, où Courtney Bartnett et Kurt Vile l’accompagnaient pour mettre en forme ses errances électriques. Ici, la musicienne opère une mue fascinante qui l’amène à puiser, dans la culture Maorie héritée de sa mère, l’inspiration pour créer une musique qui, tout en ayant une envergure politique certaine, reflète l’environnement naturel de son île natale. Le voyage est absolument fascinant, véritablement émouvant, bien éloigné des clichés folkloriques, et le charme opère immédiatement, dès l’écoute du premier morceau, pour persister bien après que les dernières notes se soient tues.

Sur ce cinquième album, Jen Cloher chante régulièrement en Te Reo Maori, la langue parlée par le peuple Maori originaire d’Aotearoa, ce qui représente un acte fort d’appartenance à une communauté violentée par l’histoire. Mais le chant n’est pas que revendicatif : souvent, la douceur de sa voix crée un rapport d’intimité avec l’auditeur, comme si elle lui murmurait à l’oreille, et est au centre de constructions musicales parfois ambitieuses, qui nous immergent dans des paysages fantasmés de Nouvelle Zélande, tantôt brumeux, tantôt ensoleillés, mais toujours habités par la présence obsédante de l’eau.

Si le titre Aroha Mai, Aroha Atu, avec ses lancinantes et menaçantes guitares qui semblent évoquer l’approche d’un orage, retrouve les sonorités plus rock de l’album précédent, l’ambiance musicale générale est toutefois beaucoup plus pop. Il s’agit tout d’abord d’une pop aux accents folk et soul qui se déploie dans la sphère de l’intime, comme le très beau Harakeke, qui commence comme une berceuse puis déroule délicatement sa mélodie suave à l’aide d’une guitare lumineuse diffusant une douce lumière crépusculaire, et dont les effet de slide alanguissent le temps de l’écoute pour mieux faire sentir la tendre proximité avec l’autre, au cœur d’une nature ensommeillée. Il s’agit également d’une pop atmosphérique qui donne à voir et à entendre les éléments naturels. Le titre éponyme de l’album, le splendide I Am The River, The River Is Me, semble ainsi suivre les méandres d’une rivière que les effets aquatiques des guitares nous rendent sensible, tandis que les claviers et les percussions ouvrent progressivement l’espace comme pour nous faire imaginer la luxuriance de la végétation environnante. Au terme de ce morceau épique, les choeurs Maoris, graves et profonds, lient une culture immémorielle à la terre que la musique nous fait arpenter symboliquement.

Le lien intime de l’homme à la nature est au cœur même des chansons de Jen Cloher, sans que jamais cela ne fasse l’objet de descriptions naïves, la musique et la langue Maorie elle-même se chargeant de nous faire sentir la force de ce lien. L’avant-dernier titre de l’album, He Toka-Tu-Moana, ballade acoustique composée avec la chanteuse d’Alt-Pop Te Kaahu, montre bien de quelle manière la nature doit nous inspirer dans nos actions, puisqu’il nous est conseillé de nous situer dans l’existence comme un rocher dans l’océan, donc comme un être qui tire de ses racines la puissance d’affronter les événements. I Am The River, The River Is Me acquiert dès lors une dimension véritablement cosmique.

Si la culture Maorie est omniprésente ici, cela ne signifie pas que ce que l’on entend a quelque chose à voir avec un respect paralysant pour une longue tradition locale. Il ne s’agit absolument pas de se tourner vers le passé pour le perpétuer : la réussite de la démarche de Jen Cloher consiste au contraire à se servir des éléments traditionnels pour dessiner les contours d’un nouveau rapport au monde d’aujourd’hui. Mana Takatapui, le premier titre, qui est aussi le premier single, l’illustre de manière exemplaire : Takatapui signifie en Maori ‘le compagnon intime du même sexe’ et est utilisé par la communauté LGBTQIA+ de Nouvelle Zélande pour désigner à la fois son identité culturelle et son identité de genre. My Witch, dont le clip met en scène une sororité joyeuse et décomplexée, prolonge ce mouvement d’affirmation de la culture Queer, toujours dans le cadre de la communauté Maorie. Mais s’il y a bel et bien une double revendication identitaire dans ces deux morceaux, c’est sans la lourdeur et le caractère dogmatique de la protest song habituelle : Mana Takatapui est le prototype de la chanson feel good, avec sa pop acoustique entraînante, son refrain euphorisant et ses choeurs appelant au rassemblement, tandis que My Witch, avec ses éléments électroniques qui ne sont pas sans rappeler la manière dont Sharon Van Etten avait modernisé sa folk sur Remind Me Tomorrow en 2019, met surtout en avant la force du désir et ses débordements de sensualité. Jen Cloher ne s’enferme donc pas dans une posture théorique mais ramène la revendication au niveau du corps, de telle sorte à ce que l’on éprouve d’abord ce qui est dit pour mieux le comprendre ensuite. Elle a également l’intelligence de relier les soucis identitaires aux aspirations communes : My Witch est suivi de Being Human, que l’on pourrait qualifier de rise upsong, tant elle entraîne chacun.e, irrésistiblement, à se dresser pour affirmer son humanité au cœur même de son ancrage communautaire. Les chants Kapa Haka Maoris de la fin du morceau, puissants et généreux, acquièrent ici une portée universelle.

En toute logique – mais l’époque obéit elle aux lois de la logique ? – ce somptueux album de Jen Cloher, irrésistible, émouvant et roboratif devrait rencontrer un large public, d’autant plus qu’il rentre en résonance non seulement avec notre besoin urgent de trouver un enracinement local sans sacrifier notre ouverture sur le monde mais également avec notre quête d’identité qui, de notre sexualité jusqu’à nos appartenances culturelles, peine parfois à trouver une résolution dans le fracas assourdissant des discours proposés.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE

I Am The River, The River Is Me, Being Human, Harakeke, Mana Takatapui


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