16 Fév 24 IDLES – ‘TANGK’
Album / Partisan / 16.02.2024
Post punk
‘The best way to scare a Tory is to read and get rich’. Cette maxime, jetée avec le parpaing Brutalism dans la mare maussade des années post-Brexit, aura fait date outre-Manche. Elle a donné envie de brandir sa carte de bibliothèque face à tous les vieux cons réacs de la Terre, fourni une occasion parfaite de s’égosiller en concert, et résumé avec virulence l’époque et ses enjeux.
Avec le recul, on peut toutefois s’interroger sur les trois derniers mots de ce slogan scandé par Joe Talbot dès le premier album d’IDLES. And get rich. Que fait-on une fois que l’on a rempli son compte en banque en ‘effrayant’ les Tories ? Ne passe-t-on pas de l’autre côté de la barrière ? Peut-on encore conspuer l’horreur néolibérale sans attirer les regards mauvais ? Régulièrement accusé de contradiction entre son discours initial et sa réputation de parvenus issus de la middle-class, le groupe a rapidement eu la tronche du coupable idéal. Trop grande gueule au départ. Puis pas assez au moment où il décide de changer de braquet. Ici un blogger se plaint qu’il ne poste pas assez de messages en ligne pour soutenir le Labour Party. Là, un jeune loup aux dents longues (qui a bien compris comment fonctionne le buzz pour faire marcher sa petite entreprise musicale) éructe que le quintet de Bristol ne soutient pas clairement la Palestine. On attend le moment où Talbot et compagnie seront dénoncés pour n’avoir pas réclamé l’application du système métrique en Grande-Bretagne. Position intenable que celle d’Idles aujourd’hui, qui fait de ces anglais la cible idéale de tous les haters habituels, en plus des fielleux s’empressant de brûler ce qu’ils ont autrefois adoré pour se donner une contenance. La rançon du succès.
La richesse, ce n’est pas seulement celle du compte en banque, fort heureusement. Ce qui est ‘riche’, aussi, c’est de savoir avancer sans rester sur ses acquis ou s’enfermer dans une formule (risque couru à l’époque d’Ultra-Mono, on s’en souvient). À ce titre, TANGK finalise la mue entamée sur Crawler il y a trois ans. Là où le précédent disque explorait avec brio des contrées plus introspectives qu’à l’accoutumée, permettant à Joe Talbot de livrer un (auto-)portrait attachant de ses forces, manquements et multiples contradictions, TANGK choisit lui de s’ouvrir à l’autre et au monde en célébrant l’amour sous toutes ses formes – fraternel, érotique, romantique, l’amour déçu, l’amour sur un dancefloor… Disons-le d’emblée, si une bonne moitié des paroles s’accorde bien avec ce programme, on reste un peu dubitatif sur le contenu plus cryptique de l’autre moitié – comme si le concept général de cet album avait été trouvé à la dernière minute, au moment d’improviser les paroles devant le micro. Tout le contraire de Crawler, si convaincant dans son arc narratif global. Souvent accusé d’enfoncer des portes ouvertes par le passé, Talbot serait ainsi presque coupable de l’excès inverse en 2024, comme pris dans une forme d’indécision thématique. En atteste la volontaire imprécision de certains mantras venant ponctuer des vers de plus en plus impressionnistes : ‘These are the things you lost in the fire / Or something’ (IDEA 1). ‘We can swing if you prefer / So to speak’ (Dancer). Un peu flou, pour ainsi dire (so to speak). Même si plaisant d’un point de vue strictement musical.
En seulement sept ans, Joe Talbot a en effet développé une palette vocale que peu d’auditeurs l’aurait soupçonné d’atteindre. S’il scande encore à l’ancienne sur Gift Horse ou l’imparable hymne disco-punk Dancer – conviant au passage James Murphy et Nancy Whang de LCD Soundsystem pour le soutenir sur le refrain – il passe en fait plus de temps à chanter sur TANGK. Une voix quasi-soul, dynamique, bourrée d’inflexions marquantes et passant avec aisance du registre de ténor à celui de contre-ténor sur des instrumentations souvent bien plus minimalistes que celles des deux singles cités ci-dessus. En écoutant ces instrumentations, on pense parfois à The Walkmen, grande référence ‘secrète’ du groupe, mais aussi au hip hop anglais (Pop Pop Pop). Ou encore, plus étonnamment, au Hospice de The Antlers – en particulier grâce à ces arpèges de piano cotonneux et délicats formant l’assise du mélancolique A Gospel, touchante chanson sur la rupture d’un couple. Des influences très disparates, certes, mais qui ont en commun de laisser beaucoup d’espace aux lignes vocales – imaginatives, élégantes, et se répandant avec un charme vénéneux.
Deux clés pour comprendre cette évolution globale. D’abord le titre The Beachland Ballroom sur Crawler, chanson-matrice qui essaime en plusieurs autres points saillants de TANGK : l’imprévisible Roy, par exemple, avec ses nœuds de guitares dissonantes à la King Krule, et ses belles envolées lyriques à la Wilson Pickett sur le refrain. Ou encore le planant et élégiaque Grace, tout en retenue et basses profondes. L’autre clé pour saisir la nature profonde de ce nouvel album, c’est le recours aux services du producteur historique de Radiohead, Nigel Godrich. Fort de son expérience sur des chefs-d’œuvre comme Kid A ou In Rainbows, Godrich a aidé le guitariste Mark Bowen et son collaborateur habituel Kenny Beats à utiliser le studio comme un instrument à part entière. Il en résulte une collision plus implosive qu’explosive entre les micros-riffs de guitares caverneux et économes joués par Bowen et Kiernan, et les boucles digitales et autres manipulations de bandes émaillant la plupart des chansons. À l’écoute des drones de synthés sursaturés de Pop Pop Pop et Gratitude – rappelant les excursions électroniques de Mount Kimbie, PVT ou Boards Of Canada – on se dit même qu’IDLES pourrait aujourd’hui passer du label Partisan à la frange historique de l’écurie Warp sans que personne ne bronche. Là encore, des titres de Crawler (MTT 420 RR, le sidérant interlude Progress…) annonçaient cette nouvelle esthétique. Celle-ci est dorénavant déclinée dans la majorité des morceaux, des premières secondes d’IDEA 1 en ouverture (ces échantillons de pianos semblant progressivement se décaler) à l’ascétique et suspensif Monolith, au titre plus qu’ironique dans ce contexte.
Le revers de cette médaille, c’est que la production de Godrich est peut-être un peu froide et convenue sur les rares exemples d’agression frontale dans le disque – celle-là même avec laquelle IDLES s’est fait connaître en 2017. Il y a donc Gift Horse, réactualisation en mode moins massif de War (le titre d’ouverture d’Ultra-Mono, vous vous souvenez ?), globalement très efficace, mais qui souffre de la présence d’un pont final un peu ‘copié-collé’; et aussi Hall And Oates, rappelant maladroitement des groupes proto et early-punk tels que Violators ou Dead Boys, et qui tombe comme un cheveu sur la soupe à la suite de la mini-extase proposée par Grace. Difficile de savoir qui de Godrich ou de IDLES s’est ici laissé aller à faire parler les automatismes du groupe, sans trop se creuser la tête sur les moyens de transcender ces derniers.
Heureusement, l’excellent doublé Jungle – Gratitude vers la fin de la seconde face vient combler les attentes mises à rude épreuve lors de la découverte du disque. Sur le premier, le groove tribal du duo Beavis / Devonshire, très Adam And The Ants période Kings Of The Wild Frontier, forme un parfait écrin pour la description surréaliste d’un monde cauchemardesque et entropique opérée par Talbot. Il faudra bien les modulations solaires du refrain qui l’accompagne pour y trouver l’amour qu’IDLES cherche tant. Quant au second, il offre in extremis le dernier coup de sang dont l’album avait besoin, unifiant comme son prédécesseur canevas rock et velléités expérimentales qui se présentaient en ordre plus dispersé sur la première face. Ce titre-là – dont l’ambiance apocalyptique rappelle celle du Myxomatosis de… Radiohead ! – aurait pu durer deux ou trois minutes de plus sans qu’aucun fan ne sourcille. Mais IDLES préfère couper sec. Expérience totale à vivre en live ?
Les trois premiers singles de TANGK (Dancer, Grace et Gift Horse), aussi accrocheurs qu’ils étaient, laissaient craindre un disque beaucoup moins aventureux et original que celui que nous avons entre les mains aujourd’hui. L’explosion ornant sa pochette n’illustre certes pas exactement un big bang musical et thématique… mais on est encore loin du big freeze créatif que les contempteurs d’IDLES – nouveaux et anciens – ne manqueront pas de pointer à son sujet, pour des raisons souvent extra-musicales (attentes déraisonnables, réflexes grégaires, surdité artistique…). Talbot, Bowen et les autres cherchent encore de nouvelles voies, se remettent en question, alternent passages obligés et chemins de traverse. Et très souvent, ils trouvent de l’or sous leurs doigts sales et agités. Et si c’était véritablement l’amour qui les faisait tenir aussi longtemps ?
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