Grian Chatten – ‘Chaos For The Fly’

Grian Chatten – ‘Chaos For The Fly’

Album / Partisan / 30.06.2023
Indie rock

L’avantage des albums solo, c’est l’espace de liberté qu’ils ouvrent à leurs auteurs, leur permettant d’explorer un champ des possibles qu’ils ne peuvent s’autoriser dans leurs formations originelles, le tout sans subir la pression d’enjeux démesurés. Leur désavantage, c’est le risque accru de perdre le public en chemin, en s’embarquant dans une direction allant trop à l’encontre de votre identité de départ. Disons-le d’emblée, l’ambiance feutrée de Chaos For The Fly ne fera pas taire les quelques voix discordantes qui ironisent de plus en plus au sujet de la machinerie huilée qu’est devenue l’aventure Fontaines DC depuis ses débuts braillards en 2019. La morgue de Grian Chatten ne se résume pas au timbre au départ froid et monocorde de ses prestations vocales—ici plus souples et détendues, toutefois, on le notera au passage. Cette morgue transparaît également dans la rapidité avec laquelle Chatten s’embarque dans une escapade en solitaire des plus prévisibles au vu du succès rencontré par la maison-mère irlandaise. Le plan de carrière ne semble pas loin, et si les atours pop-rock de ce premier essai individuel n’ont rien de honteux en 2023, gare à ne pas passer à l’étape de l’usine à gaz soporiphique en moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer les mots ‘Arctic Monkeys‘.

Certaines voix discordantes n’auront pas forcément tort, donc. Il est cependant possible de leur répondre une chose : à l’heure où le bouillon du revival post-punk tire sur tous les fils disponibles dans l’espoir d’éviter les redites—avec succès parfois, mais aussi avec une frénésie stylistique qui prend souvent le pas sur les plaisirs simples de la mélodie et de la spontanéité—il y a quelque chose de rassurant à voir Chatten appliquer un programme aussi varié et néanmoins accessible que celui de Chaos For The Fly. Accessible comme la ritournelle vocale de Salt Throwers off a Truck, accompagnée par de simples accords à trois temps sur une guitare folk, dignes d’une vieille chanson traditionnelle. Varié comme les multiples retournements de situation du mélancolique final Season For Pain, partant d’un grunge acoustique en mode Unplugged In New York, faisant par l’entremise d’une descente chromatique une petite étape sur la scène d’un musical de Broadway, le tout pour aboutir sur une séquence expérimentale et hypnotique évoquant pour un court moment des contrées plus krautrock.

Certains se demanderont peut-être si cette subtile alternance entre moments familiers et virages en épingle ne proviendrait pas de l’orfèvre Dan Carey, encore une fois. Le producteur des Fontaines DC est-il par exemple à l’origine du pattern rythmique de Last Time Every Time Forever, aussi original qu’efficace ? Les triolets sur la charleston donnent ici l’effet d’une valse tragique, sans parler de ce kick inattendu et décalé toutes les deux mesures, venant relancer les interrogations désabusées de Grian comme on relance à coup de pintes les confessions d’un soulard dépressif affalé sur le comptoir d’un bar miteux. Orfèvrerie et familiarité, on vous disait. Et Dan Carey est-il aussi celui qui a eu l’idée de faire pleuvoir cette averse de cordes affolées venant inonder le final du magnifique single Fairlies ? Ou est-ce que ce détail attachant (un parmi beaucoup d’autres) était déjà dans la tête de Chatten au moment où celui-ci se baladait sur la plage d’une station balnéaire décrépie—moment où, selon ses dires, l’intégralité du disque lui est apparu en l’espace de quelques heures ?

Peu importe, en fait. Dan Carey fait son boulot habituel, déroulant les rythmiques electro-cheap et les nappes de clavier neutres et illustratives qu’il réserve à des artistes comme Kae Tempest (East Coast Bed), ou s’attardant sur des paysages plus intemporels (le malheureusement générique I Am So Far, ou encore le music hall cuivré, ironique et amusant de Bob’s Casino, où Grian et sa compagne Georgie Jesson s’amusent à parodier Lee Hazlewood et Nancy Sinatra). Mais Dan Carey ne saurait être responsable de tous les détails marquants de ce disque. Ce que l’on retient avant tout d’un morceau comme Fairlies, c’est l’entrain de sa guitare sèche et l’évidence lumineuse de son refrain pop-folk. Ce qui marque tout de suite l’oreille dans The Score, c’est le saisissant clair-obscur de l’arpège ouvrant les premières secondes de l’album sur une alternance d’accords mineurs et majeurs digne de Leonard Cohen ou Nick Drake. C’est la netteté et la puissance sourde de l’harmonie vocale sur le refrain de ce même titre—ou celles plus brutes, sans filet et sans harmonie aucune, qui qualifient la voix nue narrant la poignante ballade All The People.

Et tout cela, c’est bien Grian, dont l’instinct quasi-infaillible pour les petites phrases-choc, qu’elles soient musicales ou littéraires, n’est plus à prouver—le tout au service d’un regard dépassionné sur la futilité des rapports humains, créant un cocon confortable qui vous amène à observer l’ensemble sans jamais juger ou prendre parti : ‘Kindness is a trick to turn you strange / ‘Til you’re twisted and shining like a varicose vein / Anger makes you weak and turns you sick / And gets you in the six feet nice and quick’ (Fairlies). Comptine cruelle, mais finalement bienveillante dans sa neutralité—cette même neutralité que Chatten utilise pour décrire les personnages cassés par la vie au sein de son village imaginaire, de All The People à East Coast Bed. Rarement la ligne entre tendresse et misanthropie n’aura été franchie de manière aussi élégante.

Ainsi, si ce premier effort solo évoque et même invoque une certaine distance—qui sied bien à son auteur et sa voix hiératique—il trouve également toujours les moyens de brosser l’auditeur dans le sens du poil pour faire passer l’amère pilule. Par avance, on comprend fort bien les critiques qui viendront à coup sûr accuser Chaos For The Fly de ne prendre que des risques calculés. Mais la vie est trop courte pour bouder son plaisir devant un talent aussi naturel que celui de Grian Chatten, ce barde celte au stoïcisme certes facile, mais au charisme indéniable : ‘How can life go slowly / And death come so fast? / Across the river Styx I’ll go along / But I’ve got one more song / more song / more song…’. Ça tombe bien, Grian, nous sommes preneurs. Parce qu’aussi longtemps que tu auras des chansons de l’acabit de Fairlies, Salt Throwers off a Truck ou Season For Pain à nous proposer, on préfèrera passer notre tour pour ce dernier voyage sur la barque moisie de Charon, nous aussi.

Photo : Titouan Massé

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A ECOUTER EN PRIORITE
Fairlies, The Score, Last Time Every Time Forever, All The People, Salt Throwers off a Truck, Season For Pain


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