Grandaddy – ‘Blu Wav’

Grandaddy – ‘Blu Wav’

Album / Dangerbird / 16.02.2024
Indie rock

Dans le quatrième numéro de notre revue, Jason Lytle nous confiait avoir eu souvent recours à la musique et au dessin durant son enfance pour échapper aux rapports conflictuels qui régnaient entre ses parents. Avec son casque, il se coupait alors du monde extérieur pour se plonger pleinement dans ce qu’il considérait comme un refuge. Un refuge qui refait surface dès les premières secondes de Blu Wav avec le titre Cabin In My Mind, premier morceau passé l’introduction de ce nouvel album de Grandaddy.

Blu Wav, sans ‘e’, comme dans La Disparition de George Perec, rend justement compte de l’absence du groupe depuis 2017 – si l’on excepte l’exhumation de la belle série d’inédits issus des sessions de Sumday publiée l’an dernier, ainsi que la reprise intimiste des titres de The Sophtware Slump en version piano-voix réalisée par Jason Lytle pendant le confinement. Mais elle rend compte aussi, et peut-être surtout, de celle laissée par la mort prématurée du bassiste Kevin Garcia cette même année, laissant le groupe au fond du trou, contraint d’annuler une bonne partie de sa tournée accompagnant le tristement prémonitoire Last Place et fragilisant encore davantage la formation à peine remise sur pieds après un hiatus de près d’une décennie. Qu’il y ait donc un jour une suite discographique donnée à cette aventure musicale entamée en 1992 était plus qu’incertain. Mais c’était sans compter sur la force de résilience et la combativité de Jason Lytle, seul maître à bord du vaisseau fantôme, espérant toujours d’hypothétiques retrouvailles entre les différents vétérans du cargo le temps venu.

Dès Cabin In My Mind, la machine à rêves s’enclenche à nouveau, avec sa forte connotation nostalgique, le regard tourné vers l’intérieur même si les grands espaces résonnent toujours dans la musique. Une plongée dans les tourments, les blessures et les regrets dont le groupe est coutumier mais qui atteint pourtant ici, plus que jamais, un aspect déchirant. Peut-on écrire, à titre d’exemple, quelque chose de plus simple, direct et dévastateur que le refrain dépressif mais lucide de Long as I’m Not the One : ‘I’m all alone now and no, I don’t like it […], you got a hold of my heart and I don’t think I can fight it‘. Le tout porté par une mélodie qui ferait chavirer le plus insensible des cœurs. Une histoire d’amour brisée qui se poursuit sur le titre suivant, You’re Going to Be Fine and I’m Going To Hell, convoquant tout l’attirail bouleversant de ce nouveau cru. Un son profondément marqué par des influences country et americana, avec une utilisation panoramique de la pedal steel et des chœurs traités de façon quasi gospel par moments – n’en déplaise aux fans de Spiritualized – sans pour autant renier le côté bricolé des débuts, ces fameux penchants lo-fi qui confient aux synthétiseurs bon marché des envolées synthétiques naïves, désarmantes d’évidence et de sincérité, dont la légèreté affronte bien souvent la force contraire des harmonies dramatiques contenues et défendues par les autres instruments. Moins électrique que d’ordinaire, mieux produit, la puissance du son de Grandaddy troque les larsens d’autrefois contre une plus vaste densité sonore, une plume de plus en plus affûtée et une profondeur pénétrante.

Souvent spatial voire interstellaire (la nébuleuse On a Train or Bus) – à l’image du visuel représentant un cow-boy au bord du gouffre, perdu dans l’immensité des espaces et des dimensions se chevauchant, se complétant pour former de vastes galaxies composites – le monde de Grandaddy reste multiple, peuplé de personnages imaginaires souvent anonymes, parfois nommés. Comme par exemple Ducky, Boris and Dart, protagonistes d’une ballade adolescente dépouillée et plus que jamais accessible, qui aurait presque pu trouver sa place sur Under The Western Freeway. Plus question en revanche de Jed, l’alter-ego robotique et alcoolique du songwriter qui traversait The Sophware Slump, laissant un fils apparaissant plus tard dans Last Place et qui laissait, tout comme le Fambly Cat du quatrième album – vous suivez toujours ? – un vide renforcé par les souvenirs et les regrets, traces du passé comme autant d’identités déchirées et fantasmées dans les labyrinthes intimes du monde créé par Jason Lytle. Une mythologie quasi enfantine faite de paraboles et de récits parallèles, de personnages récurrents ou sporadiques, doppleganger du songwriter ou de ses amis marquant de leurs empreintes chaque chanson, chaque disque, chaque écoute attentive.

Des morceaux-monde, souvent, à l’image d’East Yosemite qui, malgré sa géographie bien précise, contient en lui un univers tout entier. En quelques mots, quelques notes, une modulation bien sentie, ce sont des frissons qui nous replongent dans les sommets de The Sophtware Slump ou Sumday, tout comme le lucide et apaisé Nothin’ To Loose, l’efficace Watercooler ou le plus modeste Jukebox App. Une sensation renforcée par la présence des interludes caractéristiques du groupe (Let’s Put this Pinto on the Moon, Yeehaw AI in the Year 2025) ainsi que son ouverture et final de circonstance (Blu Wav, Blu Wav Buh Bye). Fasciné depuis toujours par la technologie, l’informatique et la robotique, Jason Lytle laisse logiquement place aujourd’hui à nouvelles obsessions dissimulées avec parcimonie, comme cette IA mentionnée au détour d’un titre instrumental. Sans autre résurgence, explication ou substance, à l’image de cette technologie au service de l’humain qui révèle nos failles, nos paradoxes, nos travers. Ces messages jamais envoyés, les pensées gardées pour soi, les mots qu’on regrette, les actes manqués.

It’s a long and lonely road‘ nous promettait d’entrée de jeu Cabin In My Mind. Pari tenu avec ce grand disque qui renoue avec les plus beaux du genre. Ceux d’Elliott Smith, de Sufjan Stevens ou, bien-sûr, de Neil Young, des songwriters maudits aux punks repentis, légendes mortes ou vivantes, mais avant tout nos plus intimes amis. ‘Well thank you my friend but this ain’t the end, we will meet again‘ est-il promis dans Ducky, Boris and Dart. Et cela tombe bien, car il y a toujours un sentiment bien particulier à l’idée de découvrir un nouvel album de Grandaddy ; on le retrouve comme on retrouve un vieil ami, espérant ne pas le découvrir en trop mauvaise forme, plus fatigué que la fois précédente, meulé par la vie et meurtri par le poids des ans. Mais à chaque fois, pourtant, les conversations reprennent là où elles se sont arrêtées, les repères resurgissent et l’amour, toujours, persiste. Des années qui passent et un disque qui prend son temps pour s’inscrire en nous, se révéler. Et cela tombe bien car, après tout, et plus encore avec Grandaddy, nous l’avons toujours eu, le temps.

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A ECOUTER EN PRIORITE
Cabin in My Mind, Long as I’m Not the One, You’re Going to Be Fine and I’m Going To Hell, East Yosemite


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