09 Oct 24 Godspeed You! Black Emperor – ‘No Title As Of 13 February 2024 28,340 Dead’
Album / Constellation / 04.10.2024
Post rock militant
L’usure. L’usure qui pèse et désespère. Usé.e.s jusqu’à la corde à compter les jours, à compter les crimes du grand capital, ou encore à énumérer les morts innocents à Gaza, comme le rappelle le titre du dernier LP de Godspeed You! Black Emperor. Usés par l’horreur, et l’avidité des puissants. ‘The car’s on fire, and there’s no driver at the wheel‘ annonçait autrefois le sombre narrateur de The Dead Flag Blues. 25 and plus tard, un constat sensiblement différent s’impose : il y a bien des conducteurs derrière le volant qui, dans leur folie meurtrière, nous emmènent sans ciller vers l’effondrement.
Mais l’usure, c’est aussi celle qui guette les prescients ayant compris trop tôt le monde dans lequel ils et elles vivent. Suite à leur reformation au début des années 2010 après un hiatus de dix ans, Efrim Menuck et sa bande ont martelé leur programme apocalyptique à coup d’albums dont l’intensité et la puissance évocatrice n’ont jamais faibli, en dépit d’inévitables redites par rapport à la première phase de leur existence (trois albums, un E.P., autant de chefs-d’œuvre). La précédente livraison, G_d’s Pee AT STATE’S END!, avec ses caractéristiques doubles-blocs instrumentaux, massifs jusque dans l’homogénéité de leur son, s’inscrivait dans ce mouvement. Mais la tragédie des oracles et des sybilles, c’est que plus ils répètent leurs prophéties, moins on les écoute.
GY!BE semble prendre acte de cette situation sur No Title As Of 13 February 2024, 28,340 Dead. Il en résulte un disque relativement plus introspectif, et plus marqué par les ruptures de ton et les temps d’arrêt. Un disque à la combustion plus implosive qu’explosive – quitte à se calfeutrer pour protéger sa fragile utopie, et privilégier le dialogue interne. Celui des questions-réponses entre différentes guitares sur le bucolique Sun Is A Hole Sun Is Vapors, porté par la contrebasse quasi-jazz de Thierry Amar et le violon sonnant comme un harmonica de Sophie Trudeau. Ou encore le dialogue suggéré par ces superpositions entre lignes au son crunch et d’autres plus distordues et lointaines au cours de la première partie de Babys In A Thundercloud – chant d’amour comme on en trouve finalement peu dans la discographie du groupe, avec son leitmotiv bienveillant comme un signe de main amical, surgissant d’un fatras harmonique sidérant de beauté.
L’habituel texte mi-pamphlétaire mi-poétique accompagnant la sortie de l’album parle pourtant de ‘disputes’ au moment de concevoir le disque. Mais surtout, il parle de se ‘laisser porter’. Moins de contrôle, plus de spontanéité. L’instrumentation est plus chaotique. Le rendu plus sale. Les ‘accidents heureux’ sont permis. Difficile de croire que cet opus et G_d’s Pee AT STATE’S END! partagent le même ingé-son (Jace Lasek, de The Besnard Lakes). Godspeed restant Godspeed, la conclusion de Babys In A Thundercloud finit par retrouver les accents crescendo-core qui ont fait les grandes heures du groupe, sans que ce final ait à rougir de la comparaison avec ses illustres ainés. Ce qui n’est le cas de celui de Raindrops Cast In Lead, qui s’attarde un peu trop sur les tonalités majeures – là où ce qui précédait (brusque changement harmonique, modulations à la tension palpable…) suggérait la possibilité d’une conclusion plus viscérale. Usure du vocable post-rock ou usure de l’auditeur ?
Bien plus sombre, la seconde moitié de l’album ne tombe pas dans ce travers. Elle procède même par effets de soustractions répétées, à l’inverse de la tendance à l’empilement souvent observée chez les canadiens. Le court Broken Spires At Dead Kapital propose une stase faisant penser à l’impressionnisme des premiers Thee Silver Mt Zion, aux nappes brumeuses de Labradford, et aux tintinabulations d’Arvo Pärt. Les fantômes de Gaza et de la guerre planent sur Pale Spectator Takes Photographs, ses dissonances, sa basse fiévreuse et agitée, et ses mélopées orientales qui renvoient vers le titre Mladic ou l’album Yanqui U.X.O. (la Palestine, encore et toujours). Avec l’épiphanie finale en moins, réservée pour l’entame de Grey Rubble – Green Shoots, qui voit GY!BE renouer avec les rythmiques ternaires du légendaire Moya. Une lente et émouvante coda, où se déploie un ultime et fragile sentiment d’espoir, succède rapidement à ce dernier coup d’éclat. Elle sera déclinée en une version crépusculaire de 13 minutes sur la dernière face du deuxième disque, sans titre et disponible uniquement en version vinyle. Un vent glacial souffle sur les quelques tours tenant encore debout dans ce monde d’après la catastrophe. Morts et vivants se confondent. Plus rien ni personne ne bouge. Cette ultime élégie pour les âmes sacrifiées de notre temps compte parmi les moments les plus bouleversants de la carrière du groupe.
Entre Allelujah! Don’t Bend! Ascend! et G_d’s Pee…, GY!BE a eu maintes fois l’occasion d’explorer l’intensité inhérente aux longues compositions expansives et transcendantes. Possible œuvre transitoire, No Title As Of 13 February 2024, 28,340 Dead marque peut-être le début d’une nouvelle phase pour la formation canadienne, où d’autres directions plus intimes pourraient être prises (leur discographie est assez riche pour que l’on y revienne sans se lasser, de toute manière). En accentuant aujourd’hui les potentialités entropiques de sa musique, Godspeed You! Black Emperor y injecte donc dans un élan désordonné une dose supplémentaire de mystère et d’humanité. On sait à quel point la volonté de puissance Nietzschéene est régulièrement détournée par les pires engeances. À l’heure où l’injustice et la violence détruisent tant de vies, on lui préférera donc celle de la jeune pousse s’extirpant du tas de gravats, anarchiste dans l’âme, mais surtout résiliente.
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