03 Avr 24 Frustration – ‘Our Decisions’
Album / Born Bad / 29.03.2024
Post punk
Dans une cinquantaine d’années, les musicologues qui s’intéresseront à la discographie de Frustration pourront légitimement s’interroger sur le constat désabusé porté sur notre époque par le groupe tout au long de sa carrière. Sauf qu’ils ne s’y pencheront sans doute jamais, pour la simple et bonne raison que ce monde n’existera plus. Voilà six albums que les parisiens le clament haut et fort à qui veut bien l’entendre. Et pour rien au monde le navire amiral de la flotte Born Bad Records ne dévierait de sa route et de cette conviction. Son dernier opus, Our Decisions, toujours énervé et encore plus brut, sonne d’ailleurs comme un retour aux sources. Frustration semble n’avoir jamais aussi bien porté son nom qu’aujourd’hui.
Comme souvent chez le groupe, la pochette du disque annonce la couleur, sombre évidemment. Au-delà du bon goût d’en avoir à nouveau confié l’illustration au peintre Baldo pour une continuité graphique qui ravira les adeptes du bel objet, elle pose le ton d’emblée. Au recto, une tractopelle customisée à la Mad Max déplace des ordures dans une montagne de déchets qui constitue le seul horizon d’un ouvrier de dos. Au verso, coléoptères et autres insectes sont épinglés sur ce qui ressemble à la planche d’une collection entomologiste. Comme si ces deux faces résumaient, en un clin d’œil ironique, la vision apocalyptique de l’avenir guettant notre propre espèce.
De descente aux enfers il est ainsi question tout au long d’un album resserré, qui vise à l’essentiel. Certes, l’époque s’y prête, mais si plusieurs groupes postulent au titre de ‘meilleure BO d’intronisation en enfer‘, Frustration se place directement sur le podium. Et le fameux incipit de Dante – ‘Toi qui entre ici, abandonne tout espoir’ – résonne comme un sous-titre parfaitement approprié pour Our Decisions. Cette vision est évidemment portée par Path Of Extinction, le morceau d’ouverture aux gazouillis d’oiseaux vite recouverts par des nappes de clavier inquiétantes et un riff de basse répétitif accompagnant le bilan incisif de Fabrice au chant (‘We knew it wasn’t eternal, our decisions made it final’). Mais cette déchéance est mise en perspective au travers de chacun de ces dix morceaux, qui sont autant de prismes permettant d’en reconstituer la vision globale. Comme cette génération actuelle ‘très très sympathique’ mais salement attirée par le bling-bling comme le papillon par la lumière des phares (écouter le ‘très très’ caustique Consumés, chanté en français pour semble t-il enfoncer le clou).
Que l’on ne s’y méprenne pas, nul appel à la prise de conscience écologique ici. Frustration ne s’apitoie pas sur son (notre) sort, ne se pose pas en donneur de leçons et cherche encore moins à proposer des solutions. Le groupe dresse simplement le constat, brut et sans appel, que le mur est face à nous et advienne que pourra.
Comme si affirmer une évidence imposait de repartir de zéro, il n’y a sur cet album aucune tentation d’enjoliver. Inutile donc de chercher un quelconque featuring – fût-il aussi bon qu’avec Jason Williamson des Sleaford Mods sur Slave Markets lors de leur précédente sortie. Le groupe se contente de faire les chœurs sur plusieurs morceaux avec pour seule exception la contribution de la chanteuse de HammershØi sur Vorbei, qui sonne comme une respiration en fin d’album. Et alors que Frustration apportait régulièrement de petites touches complémentaires sur ses morceaux (de l’accordéon sur Too Many Questions, des bruits de machine à écrire sur Brume), l’instrumentation est également réduite ici à sa plus simple expression de clavier, guitare, basse et batterie, si l’on excepte plusieurs introductions de morceaux, comme les chants d’oiseaux évoqués plus haut ou cette marche au pas – de l’oie ? – ouvrant Consumés.
Il n’y a pas de gras et Our Decisions tend vers l’épure, ce qui, aux dires du groupe, n’a pas été aussi simple qu’il y parait. Chacun de ses membres se dit même soulagé d’avoir réussi à accoucher, apparemment non sans douleur, de ce nouvel opus taillé pour le live. Mais le résultat est là, et le post-punk rageur de Frustration ravira les fans de la première heure, heureux d’être mis KO par l’enchainement crochet/uppercut que symbolisent une section rythmique puissante avec sa basse sonnant parfois comme celle de Peter Hook (Pawns On The Game), et des claviers, nappes et riffs ciselés pour habiller efficacement une voix hargneuse au chant. En revanche, ce sixième album ne réconciliera pas le groupe avec les optimistes béats, ces adeptes pénibles de la coupe à moitié pleine. Parce que celle que tendent les parisiens est à moitié vide, ne laissant pas d’autre choix que de finir la ciguë. Rendez-vous est donc pris en enfer. Finalement, c’est peut-être là-bas que les musicologues pourront se consacrer à leurs recherches en toute (in)tranquillité.
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