Father John Misty – ‘Mahashmashana’

Father John Misty – ‘Mahashmashana’

Album / Bella Union / 08.11.2024
Pop folk

This is Not A Love Song, 2018 : dans les escaliers qui mènent aux scènes extérieures du festival, un type à l’élégance déconcertante me précède. Une classe magnétique, au point de me dire qu’il est aussi possible d’être charismatique de dos. Le gars en question fume, les volutes amplifient sa présence. J’accélère la cadence pour lui demander du feu et voir quel visage colle à une telle aura. Voilà comment je me suis retrouvé à emprunter le briquet de Father John Misty, et à vérifier par la même occasion que son raffinement n’a rien d’un artifice marketing. Depuis, à la moindre mention du mot ‘dandy’, la première image qui s’impose à moi est celle de Josh Tillman fumant en costume sur des escaliers métalliques.

Mahashmashana, le dernier venu du natif du Maryland, méritait bien une petite introduction. Et pour cause : depuis ses débuts en solo en 2012, on ressortait de l’écoute de ses albums avec un sentiment mitigé. De grands titres – exceptionnels parfois (Mr. Tillman pour n’en citer qu’un) – émergeaient ici et là, mais prenaient ombrage d’une atmosphère trop ampoulée, d’une grandiloquence de poseur, d’un excès d’ego aussi au point de pondérer notre enthousiasme. Ces caractéristiques, que nous sommes prêts à pardonner aux plus grands, nous nous refusions encore de les céder au songwriter. Un tel lyrisme nappé de désinvolture, qui confinait à l’arrogance, avait besoin d’un coup de génie pour qu’on puisse utiliser ce mot sans sourciller.

Nous y sommes : Mahashmashana est, de bout en bout, une réussite totale. L’ambition y est démesurée, et on sent une urgence à la délivrer dès l’entame éponyme aux airs de climax. Si grandiloquence il doit y avoir, autant l’affirmer et la revendiquer d’emblée. Il arrive aux ambitieux d’être convaincants, à condition d’avoir un songwriting à la hauteur de leurs aspirations. La veine hollywoodienne chère à Tillman est toujours présente, les arrangements sont satinés, mais on est passé de l’autre côté du miroir. Là où, sur Chloë and the Next 20th Century, Father John Misty affichait une certaine complaisance pour le pastiche, une volonté narcissique de réincarner une esthétique passée, il semble ici avoir jeté le miroir aux flammes. Mahashmashana est en effet un terme sanskrit anglicisé, relatif au lieu de crémation, et l’album est habité dans son entièreté par l’idée d’une fin imminente. Un thème cher à Tillman qui, en 2018 déjà, déclarait à la télévision norvégienne que 90% de ses textes traitaient de l’apocalypse. Ainsi, ce nouvel album n’est autre que le tapis du poker du dandy qui nous adresse huit titres en 50 minutes (faites le calcul : Bohemian Rhapsody de Queen est à peu près la norme en termes de durée), comme autant d’ultimes jetons à miser. Cette urgence de création le pousse au all-in et à s’en aller puiser chez la grande inspiratrice – la mort – pour nous prouver quel songwriter il est. Ici, Father John Misty assume ainsi son esthétique et balance le postural à la poubelle ; il cherche, s’aventure jusque sur des terrains pourtant bien éloignés du sien en lorgnant les Viagra Boys avec qui il co-signe She Cleans Up, fortement inspiré du Punk Rock Loser des Suédois. Tout au long de l’album, on voit ses ramifications bifurquer du côté de références assumées ou d’explorations nouvelles. Misty n’a jamais caché son admiration pour Serge Gainsbourg, et les arrangements – comme le caractère désabusé et cynique des paroles – doivent beaucoup à l’icône parisienne. Une influence assumée, de l’ordre de l’hommage autant que de la filiation.

Les paroles, revenons-y : elles font mouche à d’innombrables reprises, comme autant de punchlines fulgurantes, pleines de force et de poésie. Difficile de ne pas penser à l’un des maîtres du genre en écoutant Mental Health, ode à la démence n’ayant rien à envier à son lointain prédécesseur All The Madmen, l’un soulignant le caractère indispensable de la folie quand son aîné clamait sur l’album The Man Who Sold The World qu’il aurait eu plus à gagner à côtoyer la folie qu’à s’en éloigner. Father John Misty / Bowie,  un parallèle qui relève du sacrilège ? Bien au contraire, au fil des écoutes de Mahashmashana, la comparaison semble faire sens. Les deux ont partagé de hautes ambitions, une mise à distance autant qu’un regard sombre et teinté d’ironie sur leurs époques respectives, une forme d’autodérision dans leur cynisme, un ancrage spirituel dense, et évidemment un côté dandy qui leur colle à la peau. Mais surtout cette nouveauté d’ampleur chez Tillman : le goût pour la prise de risque. A ce propos, Bowie avertissait : ‘If you feel safe in the area that you’re working in, you’re not working in the right area‘. Une mise en danger qui justifie non seulement la collaboration avec Viagra Boys, mais aussi le refrain de Screamland taillé pour les stades, titre sur lequel interviennent d’ailleurs Alan Sparhawk (Low) et le producteur BJ Burton, spécialiste des grands écarts (Low, Charli XCX…). Dans un autre registre exploratoire, I Guess Time Makes a Fool of Us All, joué en live depuis 2019, se voit ici totalement réarrangé. Le côté pop y est surligné, lorgne un disco-funk poussé par un groove impressionnant et des arrangements plus riches que jamais. Autant dire que le père John s’aventure sur des terrains sacrément casse-gueule, en nous assénant, plein d’autodérision, que ‘le temps finira par tous nous ridiculiser’.

Tout au long de Mahashmashana, Father John Misty s’amuse donc à explorer une série de nouveaux registres, comme autant de nouvelles cordes à un arc qu’on pouvait jusque-là trouver… monocorde. Toutefois, il conserve la sève de sa discographie : la haute teneur spirituelle de paroles entre ciselures et griffures. Balayant d’un revers de main toutes les hésitations ou sentiments mitigés qui pouvaient autrefois nous habiter à l’écoute de son géniteur, ce nouvel album s’impose non seulement comme son meilleur, mais également comme un monument du genre.

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A ECOUTER EN PRIORITE
Mahashmashana, Josh Tilman and the accidental dose, Mental Health, Screamland, Being You

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