
16 Mai 25 Ezra Furman – ‘Goodbye Small Head’
Album / Bella Union / 16.05.2025
Indie
Grand Mal, titre inaugural de Goodbye Small Head, emprunte son nom à une ancienne désignation des crises d’épilepsie. Il fait ici office de miroir intérieur, résumant l’état d’esprit d’Ezra Furman. Car si la chanteuse ne nous a jamais vraiment habitués aux oeuvres euphoriques, la détresse qui traverse ce septième album solo se voulant un retour à un état pré-adulte, semble atteindre un niveau surnaturel. C’est pour elle une manière de dépoussiérer le regard, de retrouver une forme de naïveté, mais aussi d’embrasser une fureur intérieure, une violence sourde que seule l’adolescence est capable d’absorber. Pour cela, elle retrouve le producteur Brian Deck (Modest Mouse, Sage Francis, Counting Crows) qui l’accompagnait déjà à ses débuts, il y a une vingtaine d’années, avec The Harpons.
Ce nouveau venu du label Bella Union s’écoute idéalement livret à la main car l’écriture y est d’une précision remarquable, et parce que ce qui est dit importe ici autant que la manière de le dire. Dès le second morceau, écrit dans un état de transe hypomaniaque à la suite d’une discussion sur l’épilepsie, Ezra évoque sa propre intégrité physique : ‘Mon corps est une ville désormais envahie par l’armée du Seigneur, sous la forme de décharges électriques nées sur la rive d’un déséquilibre chimique, et je suis le rivage‘. Une phrase lancée d’un trait, sans reprendre son souffle, aussi tendue et longue que la chanson elle-même – quelque part entre comptine hantée, monologue fiévreux et cri de survie.
L’album tout entier oscille entre tension extrême et douceur abyssale : Jump Out hurle une volonté d’évasion, comme un saut en marche d’un monde lancé vers sa propre perte, tandis que des titres comme The Veil ou Strange Girl dévoilent une humanité bouleversante. C’est là que la sensibilité à fleur de peau de Furman se révèle, alors qu’elle se demande si elle pourra un jour ‘enlever son voile, puis le voile derrière le voile, et encore celui derrière‘. Tout du long, les punchlines désespérées s’enchaînent, trop nombreuses pour être toutes citées. Certaines relèvent de l’ironie noire appliquée à l’état du monde – ‘The new world is flawless‘, sur You Mustn’t Show Weakness – mais la plupart frappent en plein cœur, à la première personne : ‘I am the girl in the burning red sweater – Who goes to the doctor but doesn’t feel better‘, sur Slow Burn. Le titre le plus marquant, portrait de l’artiste en jeune fille, arrive en fin de parcours avec Strange Girl. La voix d’Ezra Furman y atteint des hauteurs insoupçonnées, dans un timbre plus aigu, presque tremblant, où la prosodie oscille entre les inflexions d’un crooner hanté et celles d’une chanteuse de jazz. Billie Holiday ou Nina Simone viennent à l’esprit — non tant pour des raisons formelles que pour cette capacité rare à dire en chantant l’indicible. L’orchestration oppose des arpèges en trémolo, presque éthérés, à des cymbales âpres, salies, comme filtrées par un bit-crusher : contraste sonore qui renforce la tension interne du morceau, entres peurs et pudeurs.
L’instrumentation, de manière plus générale, se révèle plus sobre et intelligible que sur les précédents opus. Les cordes – signature du côté vintage des intonations rock de Furman – y sont toujours présentes. Les samples sont utilisés pour la première fois, perceptibles dès l’ouverture de l’album, laissant d’abord présager une omniprésence , là ou ils resteront rares dans les arrangements. Les expérimentations de production, autrefois plus marquées, s’effacent ici au profit d’une écriture mélodique dépouillée et frontale. Une économie de moyens qui n’amoindrit en rien l’intensité émotionnelle : elle la canalise et renforce l’impact de cette sensibilité à fleur de peau. La limpidité formelle agit ici comme un révélateur : la douleur y est d’autant plus perceptible qu’elle n’est pas noyée dans le décor. Cette simplicité donne à Goodbye Small Head une profondeur nouvelle — comme si la quête d’une candeur retrouvée, annoncée en amont, n’avait pas tant abouti à une régression qu’à une lucidité mature, nue, implacable. C’est sans doute là le paradoxe le plus touchant de ce disque : vouloir revenir à l’innocence, et trouver en chemin le désespoir assumé de l’âge adulte.
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