
07 Nov 21 Emma Ruth Rundle – ‘Engine of Hell’
Album / Sargent House / 05.11.2021
Folk abyssal
Le vantablack est un pigment noir, fait de nanoparticules de carbone, connu pour être le plus profond du monde, et dont la faculté est d’absorber la quasi intégralité de la lumière environnante. Face à ce noir, les reliefs n’existent plus, et on a l’impression de contempler une profondeur abyssale. S’il y avait un équivalent musical et poétique au vantablack, l’album Engine Of Hell pourrait y prétendre.
Apanage des plus grands artistes, Emma Ruth Rundle a une faculté aussi rare qu’exceptionnelle à puiser le suc des expériences les plus sombres, en extraire l’essentiel – la noirceur la plus profonde et dépouillée – et les transfigurer artistiquement pour produire un disque cathartique, autant pour l’artiste que pour l’auditeur. Sans jamais tomber dans le pathos. L’album est intégralement interprété en guitare ou piano-voix, à peine arrangé par des touches de cordes en arrière plan, pour aller à l’essentiel. Dépouillé à la manière d’un écorché de peinture, tripes apparentes, visibles au regard de tous.
Trois ans après On Dark Horses et un an après May Our Chambers Be Full (en collaboration avec Thou), deux sommets de singularité, Emma Ruth Rundle se réinvente en débranchant les pédales de distorsion, et en laissant à sa voix le soin d’exprimer ce qu’il y a de plus enfoui en elle. El le résultat file littéralement la chair de poule. On peut s’émerveiller de voir ce qu’une voix simple, sans effets, sans harmonisation ou doublage, recèle comme capacité à exprimer. C’est peut être la découverte principale de cet album : à quel point la voix de Ruth Rundle la range parmi les plus grandes, et lui permet également de prétendre au titre de disque le plus profond de ces dernières années (et également le plus triste, il faut dire qu’il y a souvent une corrélation). Le genre de claque esthétique qu’a pu infliger Cat Power à l’époque de son premier Cover, mais ici avec une voix plus technique, qui peut monter dans les octaves tout en conservant un volume de chuchotement.
Il y a l’accord parfait entre ce qui est dit et la manière de le dire. Si l’album évoque la perte, tant au sens amoureux (Return) qu’au sens du deuil (Body), et le bonheur impossible (Razor’s edge), les thématiques sombres sont ciselées dans un marbre sépulcral. Si on devait n’en extraire qu’une, ce serait peut être les phrases conclusives de The Company : ‘My whole life – Some dark night – Is so much brighter now without you’, chanté avec des variations de timbres et de hauteur, comme pour exprimer une contradiction de ressentis, et insuffler un maximum de vie à ce constat de désespoir.
L’ensemble des huit titres qui composent l’album sont d’une beauté et d’une intensité égale, ce qui rend l’écoute addictive. Engine Of Hell est un album de retour à la sobriété, tant musicale que symbolique, l’artiste ayant décidé de couper les ponts avec ses addictions. Souvent ce type d’enregistrement est marqué par un regain de joie de vivre, de légèreté. C’est l’inverse total qui se produit ici. Comme s’il y avait trop d’obscurité à exprimer pour la dissiper en un album. Vu la force de ce qui en résulte, il y a quelque chose de sacrificiel (ce que reconnait Emma Ruth Rundle en employant ce mot), comme si la vie de la musicienne avait du être consumée par les deux bouts pour nous offrir ce genre de pierre précieuse. On ne peut que la remercier en restant muet d’admiration.
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