Ellah A. Thaun – ‘The Seminal Record of Ellah A. Thaun’

Ellah A. Thaun – ‘The Seminal Record of Ellah A. Thaun’

Album / Howlin Banana / 16.05.2025
Rock

Je pense que la musique, parmi tout ce que nous pouvons faire, du moins sur le plan artistique, est le meilleur indicateur qu’il se passe quelque chose d’autre, quelque chose d’inexpliqué, parce qu’elle nous permet d’expérimenter d’authentiques moments de transcendance’. Cette réflexion de Nick Cave, dans le recueil d’entretiens Faith, Hope and Carnage, peut éclairer d’une certaine manière le rapport susceptible d’être initié avec le nouvel album d’Ellah A. Thaun, l’inouï The Seminal Record Of Ellah A. Thaun. Il y a effectivement ‘quelque chose d’inexpliqué’ dans cette œuvre peu commune mais qui, plutôt que de nous arracher à la terre, nous impose d’y rester pour pénétrer les secrets de sa matière. L’immanence au lieu de la transcendance. Rarement on aura eu cette étrange impression d’écouter quelque chose nous aspirant vers l’intérieur même du réel, au plus profond de celui-ci, là où tout commence à se former, là où tout finit par se désagréger. Ellah A . Thaun, c’est absolument certain, parle de son propre lieu dans le monde, et si on se décide à l’accompagner, il faudra alors accepter de voir, de sentir, de toucher, de goûter et d’entendre autrement, avec une réceptivité accrue aux sensations, décuplant le plaisir comme la douleur qui peuvent qualifier ces dernières.

On peut bien sûr établir des liens avec ce que l’on connaît déjà, mais ténus et volatiles. Une épaisseur grunge (les monstrueux Time. Again. Allergic, 1999 et UFO’s (Sky Alphabet)) qui, parce qu’elle couve un orage électrique, laisse entrevoir régulièrement, à la faveur des éclairs qui la parcourent, des espaces plus aérés et lumineux ; des hurlements hardcore d’une sincérité désarmante, comme destinés à s’épuiser pour faire entendre la voix d’un nouveau-né (Bonfire Rehearsal) ; des airs d’heavenly voices, succédant aux tempêtes mais sans promettre aucun paradis (The Dollhouse). Ce qui marque, en fait, ce ne sont pas les souvenirs de genres ou de références auxquelles on voudrait rattacher par confort ce que l’on écoute, mais surtout cette capacité à transmuter tous ces matériaux sonores en un tout insaisissable intellectuellement, mais curieusement compréhensible intuitivement et bouleversant émotionnellement. The Seminal Record Of Ellah A. Thaun ne s’offre pas dans les contours précis d’une identité affirmée, plutôt dans la muabilité de son désir fou pour un monde qu’il sait regarder dans toute son ambivalence. Ce disque insaisissable ose se mouvoir dans cette région indéterminée où naissent et meurent toutes les perceptions.

C’est en ce sens qu’ici, tout est une question de foi, d’un saut inexplicable dans l’inconnu. Il y a là, au coeur de cette musique – on le sent, on le sait – une matière humaine remarquable exerçant son attirance et qui, à son contact, bouleverse toutes nos habitudes (d’écoute, de compréhension) pour que, au travers de leurs interstices, se découvre quelque chose de neuf, c’est-à-dire quelque chose d’à la fois beau et terrible. Pourtant, ce que saisit en premier lieu l’oreille distraite, c’est une masse sonore opaque, dense, où tout semble s’entremêler : voix, guitares, rythmique. Puis, avec plus d’attention, ce qui s’offrait comme un bloc se met à vibrer, ondoyer, s’étirer pour faire apparaître sa profondeur, se rétracter en son centre de gravité pour faire disparaître sa matérialité, jaillir dans toutes les directions pour diffuser ses possibilités. En fait, cet agrégat de sonorités diverses fermente, grouille de vie et recompose devant nous une autre réalité. Il peut-être dur et agressif au début pour, ensuite, à partir de la moitié de l’album, se liquéfier ou se vaporiser sans se disperser comme s’il s’agissait de donner un équivalent sonore à l’écoulement continu – mais à chaque instant singulier – du temps. Tératome et ses réverbérations désoriente en tournoyant dangereusement ; Copelandia frétille continuellement et fait éclore de son énigmatique foisonnement un filet de voix sans parole, comme s’il s’agissait de faire entendre l’événement de la naissance ; The Thing Inside, sur fond de projections électriques et de martèlements convaincus, impose progressivement une voix, celle de Nathanaëlle-Eléonore Hauguel, et la force de son élan est alors telle qu’elle paraît embraser tout ce qui existe. Il reste alors à revenir au point de départ en repliant sur lui-même ce nouveau monde ainsi apparu pour lui donner sa forme définitive. Suburban Steel Fuck The Girl, le dernier titre, commence comme du Cloud Nothings, convoque les mannes de Dinosaur Jr en renfort, et finit avec des roulements de batterie à la Pale Saints : l’histoire est là, et elle continue de s’écrire, flamboyante et émouvante.

The Seminal Record Of Ellah A. Thaun, c’est à la fois un rêve et un cauchemar, l’imagination se déployant à partir de ce qui est pour signifier des possibles. Une prise de risque monumentale, au bord du gouffre, à proximité du chaos. Un geste artistique exceptionnel, que l’on écoutera autant pour ressentir cette douleur qui nous a toutes et tous, un jour, éveillé.e.s au réel, que pour éprouver le plaisir de créer qui s’ensuivait.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Time. Again. Allergic, UFO’s (Sky Alphabet), Teratome, Suburban Steel Fuck The Girl


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