
10 Mar 25 Darkside – ‘Nothing’
Album / Matador / 28.02.2025
Electro
En 2021, les remous provoqués par le retour de Darkside ont été bien moindres que le séisme généré par la sortie de Psychic dans les étages les plus cools de la pitchforksphère, près de dix ans auparavant. Heureusement, cela n’a eu aucune incidence sur l’inspiration de Dave Harrington et Nicolas Jaar. Bien au contraire puisque les deux artistes se sont retrouvés à un moment particulièrement créatif de leur carrière commune, laissant le champ libre à tous les possibles musicaux et techniques. Une ouverture à la nouveauté qui s’est spontanément matérialisée par l’arrivée du batteur Tlacael Esparza : proche connaissance de longue date des deux musiciens, il a d’abord été présent sur scène lors de la tournée de Spiral, puis pleinement intégré au groupe pour l’écriture et l’enregistrement de Nothing. Avec l’apport d’un instrument rythmique acoustique doublé d’un procédé électronique créé par Esparza – le Sensory Percussion, qui transforme la batterie en un tableau de bord aux possibilités sonores infinies – les trois membres de Darkside sont allés toquer aux portes de l’inconnu en prenant pour base leurs longues séances d’improvisation en studio. Ils y ont trouvé un terrain de jeu où exprimer leur ressenti de la réalité qui nous entoure actuellement, pleine de contradictions et d’une intensité souvent dévorante.
Nothing n’est pas pour autant la simple expression du Darkside de la dernière décennie augmenté d’éléments percussifs en trois dimensions et triggés à souhait. Depuis 2013, les musiciens et le monde ont drastiquement changé : un mûrissement personnel et artistique chez les uns, un emballement dénué de sens, violent, inégal et quasi schizophrénique chez l’autre. Un contraste flagrant dans lequel le trio a trouvé matière à dépasser les genres musicaux, puisant dans nombre d’entre eux pour élaborer un album aux ambiances multiples, parfois déroutant dans l’enchaînement de ses références. D’entrée de jeu, SLAU entreprend d’envelopper l’auditeur d’un dub hypnotique appuyé par une rythmique sinueuse et une voix criarde méconnaissable, chose tout à fait inattendue pour tout auditeur familier du groupe américain. L’enchaînement se fait sans temps mort avec S.N.C (pour Still No Center), tube en puissance qui sample avec efficacité le groove du titre Rock ‘N’ Roll Band de Duke Jupiter, rappelant au passage la house que concocte Jaar sous son alias Against All Logic. Are You Tired? (Keep on Singing) fait office de pendant calme au précédent morceau, dans lequel Harrington mène le jeu avec ses gimmicks de guitare sur un rythme syncopé et insouciant. Là où S.N.C stimule l’oubli de soi sur le dancefloor malgré des paroles cyniques sur le déni et l’auto-sabotage, la bagarre est ensuite lancée sans préambule avec la tonitruante Graucha Max, où le mouvement s’emballe et la saturation s’infiltre partout, jusque dans la voix et la mélodie.
La pulsation stable de American References oriente l’album vers une veine sensiblement contemplative dans sa deuxième moitié. On ira même jusqu’à frôler l’indolence avec Heavy is Good for This, chute libre sonore et cotonneuse à 65 bpm ressenti 30, avant d’atteindre ce qui constitue probablement le point d’orgue de Nothing avec les deux parties de Hell Suite. Il y règne une ambiance de fin du monde ambiguë, douce comme l’instrumentation désormais apaisée, amère comme les textes que fait vivre Jaar, d’abord avec un timide timbre de crooner désabusé (Imagine all the people / Living in Hell / Doesn’t take much), puis désespérément plaintif sur la part 2 (I see a lake (In the only now) / In which we bathe (The only now) / The only one (In the only now) / I’ve seen you broken (In the only now) / And you’re like me). Paradoxalement aussi artificielle qu’humaine dans son expression, souvent noyée dans les effets, trafiquée, distordue à l’extrême, pitchée ou encore imbibée de reverb, la voix est devenue un élément central dans l’ADN de Darkside en apportant sens, texture et engagement.
Rétrospectivement, Spiral semble avoir été un album de transition, faisant le lien entre l’esthétisme psychédélico-électronique millimétré de Psychic et l’atmosphère davantage déliée et organique de Nothing. Il a amené la formation à produire une œuvre qui conjugue remarquablement bien les talents particuliers de chaque membre en un langage où l’absence de règles vraiment définies prend son sens, ou du moins questionne. Par ses contrastes et son rythme inhabituel, ce troisième effort invite ainsi à tout, sauf à ne rien faire. La crépusculaire, justement nommée Sin El Sol Noy Hay Nada (sans le soleil, il n’y a rien, ndlr), clôt l’ensemble dans un final apocalyptique et abrupt, l’équivalent sonore d’un écran noir qui plante le spectateur après une scène aussi incompréhensible que bouleversante. Mais cette fois-ci, le doute n’est pas permis : nous sommes bel et bien en 2025 et le Rien sera toujours la pire réponse à apporter à la maligne manipulation des corps, des âmes et des consciences.
Photo : Aurélie Sauffier
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