29 Mar 23 Danny Brown & JPEGMAFIA – ‘Scaring The Hoes’
Album / AWAL / 24.03.2023
Hip hop expérimental
Dire qu’on attendait cette collaboration comme le messie serait un euphémisme. Des messies, il y en a deux, fiers et impertinents, posant sur une pochette d’album instantanément culte en forme de pied-de-nez et hommage aux affiches de cinéma Blaxploitation : JPEGMAFIA, dynamiteur de convenances idéologiques et musicales, flingue dans une main et bible dans l’autre (alors qu’on sait son rapport conflictuel avec l’armée et la religion), et Danny Brown, légende et vétéran du rap hors catégorie, énergumène et outlaw de la rime et du rythme. Le titre de l’album le dit tout haut, à la fois boutade et avertissement : amateurs de musique ‘digeste’ (les ‘hoes’ en question), passez votre chemin. Les deux comparses sont là pour vous brosser à rebrousse-poil, quitte à vous foutre les jetons. Ceux et celles qui connaissent leurs discographies respectives savent qu’il faut s’attendre à tout et son contraire. Et que c’est justement de là que découle l’excitation ressentie à chaque annonce de sortie.
Lean Beef Patty, morceau d’introduction et également premier single de l’album, pose immédiatement les bases en moins de deux minutes. Avec son sample de Diddy accéléré à la limite de l’absurde, on y retrouve déjà tout ce qui fait la créativité débridée du JPEGMAFIA producteur : sa maîtrise de l’art du sampling et du beatmaking (tout l’album est réalisé à l’aide d’une seule machine, le légendaire sampler SP 404), disciplines qu’il a peaufinées à un niveau qui ferait pâlir son modèle, Kanye, dont il n’a clairement plus rien à apprendre. Chaque seconde de l’album ne fera que confirmer cette évidence : tout y passe, sans limites de genre, sans barrières, sans considération pour les structures et conventions attendues. Il coupe, copie, colle, interpole, accélère, ralentit, distend et recycle avec une spontanéité et un je-m’en-foutisme à couper le souffle. Kelis (le cultissime Milkshake soumis à rude épreuve dans Fentanyl Tester), Michael Jackson (Orange Juice Jones), LL Cool J (dans le finement nommé Run The Jewels), Yoko Kanno (qu’il avait déjà samplée sur son album All My Heroes Are Cornballs), grandiloquents orchestres et chorales gospel (Burfict!, HOE), publicités japonaises des années 80 (Garbage Pale Kids) ou encore piano et trompette jazz : rien n’échappe à la folie chirurgicale du Dr Frankenstein de la prod. Pas d’écoute paresseuse possible. Le travail de JPEGMAFIA, qualifié d’expérimental à défaut d’un autre terme, requiert une attention et un investissement de tous les instants. Il n’est pas question ici de simplement hocher la tête en rythme (même si l’album aménage un paquet d’occasions de le faire). Chaque recoin déborde d’une profusion de détails et d’idées qui font écho au grouillement bordélique des tréfonds de la culture internet, que JPEGMAFIA et Danny Brown revendiquent tous deux comme matrice de leur approche. Comme une session de navigation sauvage dans les méandres de la toile, il y a quelque chose de follement jouissif à se perdre dans ce labyrinthe sonore, à laisser ses oreilles vagabonder pour y déceler de nouveaux détours inattendus à chaque écoute – car il en faudra des dizaines pour en saisir toutes les subtilités.
Rares sont les rappeurs qui sauraient se caler tranquillement sur une telle densité créative. Sans doute faut-il faire preuve d’un certain détachement, d’une spontanéité atteinte à force d’expérience. Danny Brown est de cette trempe. Bien qu’assez peu connu du très grand public, le mec n’a plus à prouver sa versatilité et sa crédibilité dans le milieu. Sa voix nasillarde, son flow convulsif et son écriture joyeusement insolente sillonnent le paysage du hip hop depuis près de vingt ans. Après une première collab avec JPEGMAFIA sur un titre de son dernier album, uknowhatimsayin¿, quoi de plus naturel que de voir ces deux ovnis du rap se retrouver sur un projet de grande envergure. Ici, Danny serpente sans peine, facétieux (et souvent alcoolisé, selon leurs dires), à travers le tissage sonore saccadé et imprévisible de son comparse. Leurs voix et flows diamétralement opposés se répondent, se complètent, se mettent en valeur l’un l’autre, nous chopent sans crier gare à la faveur d’un beat switch ingénieux. Caustiques, provocateurs, débordants d’autodérision et d’un humour irrévérencieux qui les caractérise tous deux, ils crachent à la gueule d’une bienséance qu’ils exècrent, sans filtre et à coup de name-droppings salés de personnalités toutes plus clivantes les unes que les autres (‘First off, fuck Elon Musk’ en guise d’intro de l’album, ou le titre Jack Harlow Combo Meal, pour n’en nommer que quelques-uns). A savoir que la pochette alternative de l’album est une photo de Kim Jong-Un et Donald Trump… Trollage ultime.
S’il y a une chose à retenir de ce disque, qui est en passe de se faire une place dans le palmarès des meilleures sorties hip hop de l’année, c’est que, dès lors qu’on accepte de se laisser embarquer, il est impossible de s’y emmerder. On sera tenté de lui reprocher un certain manque de structure, de logique, de moments de respiration, mais ce serait faire fausse route, car Scaring the Hoes n’est pas ce genre d’album. C’est même précisément ce qu’il cherche à éviter et ce qui fait sa force. Malgré son aspect de prime abord foutraque, disjoint et crasseux, il révèle au fur et à mesure des écoutes l’exigence et l’intransigeance de ses créateurs, que ce soit envers eux-mêmes ou envers le public. Une fois ce postulat de départ accepté, ce qui ressort de ces quatorze morceaux de bravoure est une efficacité irrésistible, une œuvre totale qui fait exploser en vol les codes du hip hop tout en leur rendant hommage dans le même souffle. Scaring the Hoes est un de ces projets dans lesquels il est difficile de piocher aléatoirement, qu’on ne peut se résoudre à arrêter avant de l’avoir consommé d’une traite, jusqu’à la dernière goutte, quitte à en ressortir avec une belle gueule de bois. JPEGMAFIA et Danny Brown confirment et assoient ici ce qu’on savait déjà d’eux : voici deux artistes en pleine maîtrise de leurs talents respectifs et qui n’ont vraiment, mais vraiment pas dit leur dernier (gros) mot. Indépendamment, ils ont montré leur capacité à pousser le bouchon toujours plus loin. En unissant leurs forces, espérons que les deux frères d’armes entreront dans la légende.
A ECOUTER EN PRIORITE
Lean Beef Patty, Scaring the Hoes, Garbage Pale Kids, Fentanyl Tester, Burfict!, Jack Harlow Combo Meal, HOE (Heaven on Earth)
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