Dame Area – ‘Toda La Verdad Sobre Dame Area’

Album / Hacido – Mannequin / 13.09.2024
Synth post-punk

En 2022, le duo de Barcelone Dame Area sortait Toda La Mentira Sobre Dame Area, un album de synthwave prenant ses distances avec le caractère tribal et les éléments plus indus caractérisant ses deux premières réalisations discographiques, Ondas Tribales en 2021 et Centro Di Gravitá en 2018. Le single paru en avril dernier, Tu No Me Cambiarás, en reprenant les sonorités synthétiques du troisième opus, les percutait pourtant de plein fouet avec une rythmique nettement plus martiale et puissante qui, avec l’accélération progressive du morceau, signifiait clairement la recherche d’une forme de paroxysme justifiant le débordement sauvage de tous les instincts. La porte était clairement ouverte pour Toda La Verdad Sobre Dame Area, qui semble se démarquer de son prédécesseur par son souci constant de faire l’épreuve violente de la réalité.

Ici, tout semble pensé pour malmener l’auditeur, mais sans pour autant le faire plonger dans l’angoisse ou le désespoir. On ne trouvera pas de claviers rassurants cherchant à faire danser, mais plutôt un usage de l’électronique destiné à produire des grincements, crissements, stridences, donnant l’impression d’entendre un concert de machines outils dans une usine fonctionnant à plein régime. Les influences indus de Throbbing Gristle ou Enstürzende Neubaten sont manifestes, mais contrebalancées par des rythmes puissants, variés, et assez époustouflants dans leur dynamique. L’ensemble a ainsi un caractère très organique, bien éloigné des percussions minimalistes et mécaniques d’un certain type de musique électronique. Pour peu que l’on accepte de se livrer à la musique, on verra son corps convulsé et pris dans les élans sauvages, cherchant irrésistiblement le paroxysme guidé par le chant de Silvia Konstance. Celle-ci, c’est le moins que l’on puisse dire, ne se ménage absolument pas, et bascule dans des hurlements suraigus, des gémissements ou des vociférations rauques au plus près des tripes. Tous ces éléments combinés expliquent la profonde singularité de Dame Area, introduisant toutes les convulsions, évolutions et circonvolutions de la vie dans une musique électronique marquée habituellement par son artificialité.

Les hostilités commencent de façon magistrale avec ce qui s’impose sans doute comme l’un des meilleurs morceaux du duo à ce jour, ce diabolique Si No Es Hoy Cuando Es. Sur une rythmique basique mais ultra frontale, des synthés directement empruntés à Suicide s’emballent, hachent et broient tout sur leur passage, tandis que Silvia Konstance se précipite avec une folle détermination vers les plus lointaines limites de ses propres cris. Difficile de se remettre d’une telle entrée en matière, mais la suite, tout en ménageant d’autres accès de rage pure (Sempre Cambiare, Devoción , Esto Es Nuestro Ruido) révélera toute sa richesse en variant les cadences. L’hypnotique Vengo Dall’Aldilà, avec sa voix fatiguée, contraste intelligemment avec le très indus Urlo Di Guerra, dont le martèlement sans pitié accompagne des cliquetis et sifflements stressants, tandis que Striscia, en ralentissant le rythme, fait ressortir sa dimension métallique et tranchante, tout en laissant retentir les hurlements de façon terrifiante.

La musique indus a toujours confronté le public aux causes de son aliénation, situées dans l’espace urbain mais également et surtout dans le monde du travail. Mais là où les précurseurs du genre généraient de l’angoisse ou une forme de sidération désespérante, Dame Area échappe à ce type de conséquences. Ses percussions tribales conjuguées à un usage de la voix poussant celle-ci vers toutes ses extrémités rappellent au corps toute sa puissance. ‘Nul ne sait ce que peut le corps’, affirmait, visionnaire, Spinoza, ce qu’interprètent à leur manière Viktor L Crux et Silvia Konstance en parvenant à réveiller quelque chose d’oublié, d’immémorial, macérant dans nos viscères et palpitant dans chacun de nos muscles. En entendant la performance – il s’agit véritablement de cela – de Toda La Verdad Sobre Dame Area, parvient ce message : toi aussi tu peux crier, te redresser et t’animer, et donc protester, revendiquer, espérer, exister.

Photo : Titouan Massé