16 Sep 22 Crack Cloud – ‘Tough Baby’
Album / Meat Machine / 16.09.2022
Inclassable
Si depuis la nuit des temps, il n’est pas assez de récit pour nous mettre en garde sur l’inaptitude des hommes à parler la même langue et œuvrer ensemble à une œuvre commune, Crack Cloud est l’exception qui confirme cette règle voulant que toutes les tours de Babel sont vouées à l’effondrement. Sinon, comment qualifier la production – deux albums et une double compilation – de ce collectif de quinze voix égales, sinon de miracle ? Très attendu, Tough Baby est à la hauteur des espérances, un vertige ascensionnel constant qui place la barre encore plus haut que ses prédécesseurs. Jusqu’à toucher le ciel ?
Crack Cloud est la preuve que la démocratie participative fonctionne. Le groupe canadien revendique haut et fort qu’aucune voix ne porte plus qu’une autre dans l’élaboration des projets, battant en brèche l’idée qu’un chef est indispensable pour faire avancer le troupeau. Et si Zach Choy fait régulièrement office de porte parole, ce n’est que parce qu’il est le plus visible sur scène, à la batterie ou au chant, et non pour quelque qualité de leader. Car tous les membres qui constituent le collectif ne sont justement pas un troupeau, mais une accumulation de génies.
La machine Crack Cloud est dense, singulière et complexe, touche à trop de domaines pour qu’une seule personne puisse la tenir à bout de bras. Confiance, solidarité et complémentarité sont les ingrédients qui font de ce groupe le plus inspiré du moment. Son émulation collective, si fascinante, déborde de toutes les cases dans lesquelles on voudrait l’enfermer. Musique, arts visuels, graphiques, plastiques, danse… Crack Cloud est un manifeste pour un art total, un opéra rock imprévisible, politique et social, barré et baroque. Ça pourrait être un fourre-tout imbuvable, ça tient (par miracle, disait-on ?) du génie.
Il n’est qu’à écouter chaque titre, traversé de sons extérieurs (bruits de pas, télé, discussions, rires), pour comprendre que notre écoute manque de perspective. Ce sont ses clips qui nous renseignent le mieux sur toutes les dimensions travaillées par le collectif : narration contextualisée, histoires chorégraphiées, post-produites soigneusement, effets spéciaux délirants, le mille-feuilles juxtapose ou entremêle les couches subtilement, avec une habileté et un à propos renversants.
On pourrait placer (Earth IS One) Tough Baby quelque part entre la série télé (à l’exemple de Danny’s Message qui introduit l’album à la manière inquiétante d’un vieil épisode de Twilight Zone) vu la place laissée aux bavardages sonores intempestifs, et une comédie musicale pour les nombreux chorus baroques qui reprennent ou tempèrent les thèmes rageurs ou apocalyptiques. Car la colère ne se dément pas dans ce nouvel album. Le groupe, qui s’implique depuis toujours dans la lutte contre les addictions et pour la protection de la santé mentale (des artistes, en particulier) continue de dénoncer l’aliénation de notre époque (Criminal, titre fabuleux fait de drone tout en tension et résignation, en est l’exemple parfait) même si globalement, le collectif a posé le rythme.
On trouve encore avec Virtuous Industry, 115 At Night ou Crackin’up, des titres bruyants, martelés, faits d’un alliage kraut et industriel dense et dévastateur; ou un Costly Engineered Illusion dont rythme et voix évoquent un certain London Calling; mais la fusion des talents permet maintenant de commuer plus fortement les sentiments, et se faisant, de multiplier d’autant la palette expressive du groupe. Les singles Please Yourself et Tough Baby en sont l’exemple parfait, étagement savant de percussion, nappes de synthèse, barrissements de cuivres, sirènes, voix angéliques ou rudes, étirements de piano, battant sans répit le chaud et le froid. Afterthought (Sukhi’s prayer) atteint des sommets d’expressivité par le jeu de réponse flow/chorus, les atmosphères dramatiques posées par l’électronique, et la douceur mélancolique des cordes et claviers.
Crack Cloud est une ruche qui fait de son intranquillité sa richesse et sa force de travail. Le collectif, intarissable et inspiré, poursuit la construction d’une œuvre géniale, multi-directionnelle et enthousiasmante. On espère que cette Babel ne s’arrête jamais de monter, toujours plus haut, toujours plus fort.
Photo : Titouan Massé
A ECOUTER EN PRIORITE
Costly Engineered Illusion, Please Yourself, Tough Baby, Criminal, Afterthought (Sukhi’s Prayer)
Pas de commentaire