Cindy Lee – ‘Diamond Jubilee’

Cindy Lee – ‘Diamond Jubilee’

Album / Realistik / 29.03.2024
Dream pop lo-fi

Rien n’est original. Volez partout où votre inspiration résonne, et volez tout ce qui nourrit votre imagination (…). Parmi les choses à voler, ne sélectionnez que ce qui parle directement à votre âme. Si vous faîtes cela, votre travail (et larcin) sera authentique’. Cette citation attribuée à Jim Jarmusch résume les impressions vivaces et multiples ressenties à l’écoute du Diamond Jubilee de Cindy Lee – impressions accompagnées d’images mentales renvoyant immanquablement à l’univers de ce cinéaste-là, ou encore à celui de David Lynch. Rarement un album n’aura autant questionné la frontière entre le pastiche et l’expression de quelque chose de bien plus viscéral et personnel. Ce disque ne ressemble à aucun autre et pourtant, avec son emprunt désinvolte de références plus vintage les unes que les autres, il ressemble dans le même mouvement à des pans entiers de l’histoire de la musique populaire occidentale. D’où le recours à la métaphore du cinéma. Celui que le rock illustre depuis 70 ans déjà. Celui que l’on se fait en écoutant cet album. Celui que Cindy Lee elle-même se fait en modelant son personnage : une jupe moirée ici, une perruque bleue à franges ailleurs, un élégant petit sac à main sur les hanches, ou encore un chewing-gum nerveusement mâché sur scène (certes beaucoup moins élégant). Autant d’extensions rétro et bigarrées à une œuvre puisant elle aussi à droite et à gauche, là où fantasmes et réalité se reflètent et se confondent au cœur d’une nuit forcément ‘américaine’. Même si Patrick Flegel est canadien de naissance…

Patrick Flegel ? Il faut rembobiner le film maintenant, revenir au début de l’histoire si on veut éviter que le spectateur ne perde le fil de l’intrigue. Car à l’instar des créatures de cinéma et de musique pop que son personnage ne manquera pas d’évoquer, entre la Dorothy Vallens de Blue Velvet et l’imagerie véhiculée par les girls groups tels que les sixties en pondaient à la douzaine, Cindy Lee est une fiction, une illusion. Cindy Lee n’existe pas. Elle est l’alter-ego drag-queen de Patrick Flegel, chanteur-guitariste du groupe post-punk-indé Women avant son implosion en pleine ascension au début des années 2010. Viet Cong (plus tard rebaptisé Preoccupations), était né de ces cendres-là sous la direction de Matthew Flegel. Depuis, son frère Patrick était lui resté dans l’ombre, enchaînant les albums sans que sa réputation ne dépasse des circuits plus ou moins locaux outre-Atlantique. On se souvient pourtant à quel point sa présence vocale hantait des joyaux tels que Can’t You See ou Eyesore dans l’incontournable Public Strains… Il aura donc fallu une note quasi-historique donnée par Pitchfork à ce Diamond Jubilee pour enfin braquer les projecteurs sur lui/elle, ainsi que sur sa dernière livraison lo-fi à la facture stakhanoviste, avec l’équivalent de deux CDs de seize titres chacun à explorer, uniquement disponibles sur You Tube ou en téléchargement sur le site Realistik Studios. En se passant des sites de streaming à une époque où la musique est plus que jamais un produit de consommation éphémère et interchangeable, Flegel cherche certainement à accentuer l’aura qui se dégage de la sienne. Un positionnement à part, à l’image de l’artiste en question.

À part, Diamond Jubilee l’est résolument. Dès son morceau-titre, ouvrant l’album sur un fingerpicking de guitare hypnotique, des touches quelque peu dissonantes de violon arabisant, et le groove indolent d’une basse très soul progressive – qui se fera à nouveau entendre sur Flesh And Blood ou Dracula – Flegel étire le temps, joue avec les espaces et les attentes, suggérant un lent travelling de caméra ou un long plan-séquence. Et lorsque la voix de ‘Cindy’ apparaît enfin, telle une figure fantasmatique surgissant du brouillard au crépuscule, l’évidence est là : cette voix, céleste, éthérée, a déjà été entendue dans nos rêves de musique et de salles obscures. Elle sonne naturelle, douce et familière. Alors que son timbre semble autant le résultat d’un talent rare que celui d’un bricolage d’effets et d’échos, permettant à Flegel de changer de genre avec grâce et facilité.

Échos’ et ‘genre’ dans tous les sens du terme, d’ailleurs, puisque Cindy Lee explore le glam-rock sur Glitz, un minimalisme électro proche du trip hop sur Baby Blue, ainsi que des ballades sensibles et désossées sur All I Want Is You, Always Dreaming et Crime Of Passion. Avec Gayblevision et Lockstepp, elle creuse ponctuellement un sillon plus retors, motorik ou new wave. Mais le reste du temps, c’est une dream pop intemporelle aux accents classic rock qui se déploie, comme sur le magnifique Dreams Of You. Torch songs à la Roy Orbison se succèdent par l’entremise des délicats Government Check, I Have My Doubts et Don’t Tell Me I’m Wrong. La veine Velvet Underground, avec ou sans Nico, éclate sur Demon Bitch et The Polarity’s End. Les rythmiques à la Tamla Motown empruntent la route de Detroit sur Stone Faces et le sublime If You Hear Me Crying, avant un improbable arrêt dans une station service rockabilly sur Wild Rose… Cette profusion de styles peut sembler étouffante sur le papier, mais Flegel procède par esquisses et suggestions impressionnistes, allant jusqu’à effacer sa présence vocale sur des instrumentaux eux aussi cinématiques – les très ambients Realistik Heaven et 24/7 Heaven concluant chaque disque, ou encore le lounge jazz langoureux de Darling Of The Diskotheque… Avec ce sens de la retenue et de la respiration, Diamond Jubilee accentue paradoxalement le pouvoir addictif de ses mélodies, que l’on jurerait avoir entendu un millier de fois auparavant – c’est peut-être d’ailleurs le cas sur l’air si familier de Kingdom Come, bulle doo-wop paraissant flotter au-dessus d’un diner des fifties.

Ce ‘jubilé de diamant’, c’est donc celui de l’histoire du rock, ici résumée en deux heures d’artisanat solitaire par un.e artiste assez surdoué.e pour prendre en charge la quasi-totalité des instruments sur le disque – seulement aidé.e de manière très ponctuelle par Steven Lind, du combo électro-rock Frank Heat Waves – et en même temps assez spontané.e pour laisser exister irrégularités rythmiques et autres accidents le plus souvent ‘heureux’ au cours de cette auto-production remplie de surprises attachantes. Comme lorsque la ‘vraie’ voix de Patrick prend le relais de celle de Cindy, ou alors se superpose à cette dernière… Pour cela, écoutez l’onirique comptine What’s It Going To Take, où la diva passe aux backing vocals pour égréner les heures de la nuit qui défilent inexorablement, ou encore un Durham City Limits qui fournit par ailleurs un des multiples moments où les talents de guitariste de Flegel laissent bouche bée.

L’ancien Women a en effet gardé de ses années noise et post-punk le goût des riffs anguleux et entrelacs sophistiqués, apportant une dimension supplémentaire et abrasive à la lumineuse simplicité de ses chansons. Dimension également perceptible au travers des prestations scéniques en mode totalement solo de l’intéressé.e, même si, pour le moment – et d’après les vidéos mises en ligne – ces prestations ressemblent plus à des performances arty et décalées dignes du Club Silencio dans Mulholland Drive qu’à des concerts classiques. Là encore, la frontière séparant artifice et authenticité est brouillée, entre le travestissement d’un personnage chantant sur des bandes pré-enregistrées et la fulgurance des moments où ce même personnage s’empare de sa six cordes. On ne sait pas encore avec certitude s’il serait préférable que Flegel se trouve un véritable backing band pour rendre justice à la folle ambition de son Diamond Jubilee, ou si au contraire iel doit continuer sur cette voie pour préserver l’originalité et l’aspect touchant de sa démarche. Ce que l’on sait, par contre, c’est que jamais un trompe-l’œil n’a été aussi beau à entendre.

EN ECOUTE

A ECOUTER EN PRIORITE
Diamond Jubilee, Dreams Of You, Glitz, Baby Blue, All I Want Is You, Flesh And Blood, Kingdom Come, Demon Bitch, I Have My Doubts, Dracula, Lockstepp, Government Check, If You Hear Me Crying, Don’t Tell Me I’m Wrong, What’s It Going To Take, Durham City Limits, 24/7 Heaven


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