Chat Pile – ‘Cool World’

Chat Pile – ‘Cool World’

Album / The Flenser / 10.10.2024
Noise rock – sludge

Un des aspects les plus touchants de God’s Country – premier album de Chat Pile capté in extremis par nos radars en 2022 – était sa naïveté assumée. Celle qui permettait à Raygun Busch d’enfoncer des portes ouvertes en s’égosillant sur le sort tragique des sans-abris sur Why. Puis d’envoyer ce qui reste de porte dans la tronche des passants interloqués : ‘Comment ça, ça te révolte pas qu’il y ait des gens qui dorment dehors ? C’est quoi ton putain de problème ???’. Cette même naïveté permettait aux quatre de l’Oklahoma de s’attendrir à propos d’une galerie de personnages locaux allant de survivants de tueries de masse aux serial killers dézinguant du quidam à tout va, en passant par le bonimenteur d’infomercials pris dans le piège de ses mensonges avant un suicide raté. Il y avait aussi des plongées introspectives dans la psyché des junkies du coin, entre perte de dents et vilains problèmes de peau. Ou encore celle nous exposant les pensées solitaires de la maman de Jason dans Vendredi 13, rappelant que psychopathes et sociopathes sont également des créatures sensibles aux traumas de toutes sortes. Pour l’origine de ces derniers dans l’actualité contemporaine, taper  ‘rêve américain’ et ‘2024’ sur Google.

J’en vois déjà deux trois se marrer dans les derniers rangs : oui, utiliser les termes ‘touchant’, ‘naïveté’, et ‘sensible’ pour décrire le noise-rock aux accents sludge-metal, industriels et post-punk de Chat Pile, c’est un peu se foutre de la gueule du monde, effectivement. Mais comme le monde moderne, ce Cool World que la formation américaine explore aujourd’hui par l’entremise de son deuxième LP, ne mérite probablement pas qu’on le respecte… Cool rime avec ‘cruel’ et ‘glacial’ ici. Sur ce second format long, les paroles de Busch semblent d’ailleurs plus obliques et distanciées, moins ‘narratives’ que sur God’s Country. Comme si en passant de la focale resserrée à un angle plus ‘macro’ – et en se référant à Voltaire et au Rousseau du Contrat social dans les encarts pour la presse – le frontman du groupe perdait certaines spécificités sudistes de sa prose autrefois si pittoresque pour décrire le cauchemar redneck.

Ce sera bien la seule micro-critique que l’on pourra faire à ce disque. Pour le reste, le potentiel autrefois exprimé par God’s Country est ici multiplié par deux, voire par dix, sans trahir une seule seconde le propos initial. Dans la droite lignée d’une tradition partant de Big Black pour aboutir à Daughters aujourd’hui, Chat Pile possède en effet un grain de charbon bien à lui, automatiquement reconnaissable, inimitable, incontournable. Ben Greenberg (producteur pour Metz ou Lysistrata) a certes été appelé pour renforcer (avec succès) l’impact du mix final. Mais la patte initiale des américains est intacte – avec ce son caverneux qui affecte autant la batterie et les effets de sustain des guitares que la voix, ajoutant une ultime couche de malaise sur l’ensemble… Le tout permettant à Chat Pile de rebrasser les cartes d’un genre tout entier, à l’instar d’un Jesus Lizard ou d’un Deftones autrefois.

Difficile de continuer sans énumérer les tours de force de ce disque : l’ineptie du fait religieux américain est soulignée par des coups de semonces rythmiques et un grotesque panorama d’harmonies gothiques et sinistres sur I Am Dog Now ; la vacuité de l’idéologie corporate est raillée par un grouillot de riffs aigrelets sautillant comme des gremlins sur Funny Man ; l’horreur de la guerre se répand sur l’intégralité de The New World, éprouvant tunnel mid-tempo au refrain sentant bon le pacifisme et la bienveillance des puissants (‘most are dragged, kicking and screaming out‘) ; et avec une assurance rare, le quasi industriel Frownland impose un imparable et impitoyable pattern, pas si loin de Korn ou Ministry, mais surtout hypnotique au point de faire headbanger un auditeur affublé d’une minerve, jusqu’à ce que cette dernière se fende en deux.

Même lorsque Chat Pile ralentit le tempo (le long et dérangeant voyeurisme de Camcorder, les hallucinations nocturnes sur le lancinant et néanmoins massif Milk Of Human Kindness), ou lorsqu’il s’adonne à un sludge-rock plus mélodique et enlevé sur une poignée de titres aux riffs ou refrains instantanément mémorables (Shame, Masc, Tape), le groupe ne dilue en rien ses intentions. Il ne fait que rajouter une cartouche de plus à son barillet déjà bien chargé. Enfin, si Raygun Busch peut me pardonner cette métaphore hasardeuse, lui qui vomit tant la meurtrière popularité des armes à feu dans son beau pays… Un Raygun Busch remonté comme jamais, d’ailleurs, passant avec une aisance confondante du hurlement hardcore à des vocalises soudainement résignées et trainantes à la Joe Casey de Protomartyr. Sans parler de quelques amusantes incursions black metal, énième preuve de la versatilité naturelle du bonhomme…

Cool World fait donc aller l’auditeur de surprise en surprise, le séduit puis le malmène sans ménagement, et maintient ainsi avec brio son attention jusqu’au final ternaire de No Way Out, qui se décline en un blast beat définitif, sec, violent, méchant, juste avant de brusquement fermer le bal. S’il est probable qu’à l’avenir, les adeptes de noise et de sludge se souviendront d’abord de leur découverte de Chat Pile par l’entremise de God’s Country (il y a des fans de Black Sabbath qui préfèrent le premier album éponyme à Paranoid, après tout), ne nous trompons pas sur le compte de Cool World. Lui aussi est un jalon définitif, sec, violent, méchant. Toutes les portes qui devaient être enfoncées l’ont été aujourd’hui. Dehors, il y a un monde merveilleux qui s’étend, rempli de tout un tas de petites saloperies à aller déterrer. Il suffit de suivre les croix sur la carte.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Shame, Frownland, Masc, I Am Dog Now, Funny Man, The New World, Milk Of Human Kindness

EN CONCERT

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