
16 Nov 23 Cat Power – ‘Sings Dylan’
Album / Domino / 10.11.2023
Folk
Il y a deux manières d’appréhender une reprise : l’hommage à l’idole en rendant une copie fidèle à l’œuvre première ; et l’appropriation, en apportant sa personnalité à un morceau, tout en gardant quelque chose de l’esprit original. La deuxième méthode est généralement la plus intéressante, Chan Marshall le sait bien, puisqu’aussi bonne compositrice qu’elle soit, elle a déjà sorti trois albums de reprises en un peu moins de trente ans de carrière, en optant clairement pour la méthode de l’appropriation. Ainsi, le sobrement intitulé Covers sorti début 2022 voyait Cat Power reprendre des artistes aussi divers que Frank Ocean, Billie Holiday ou The Pogues. Mais cette même année, elle rendait hommage à Bob Dylan en rejouant un de ses plus célèbres concerts, le ‘Royal Albert Hall’ de 1966 qui fut en réalité enregistré au Free Trade Hall de Manchester. Cette performance live s’ajoute aujourd’hui à sa discographie.
Bob Dylan est un passage obligé pour tout artiste folk. ‘Il est une divinité pour tous ceux d’entre nous qui écrivent des chansons‘ a même déclaré Chan Marshall qui côtoie ses morceaux depuis l’âge de 5 ans, quand son beau père prend place dans le foyer avec sa collection de disques. Mais son rapport à l’idole dépasse le simple cadre musical : ses textes lui ont permis de développer un esprit critique, une philosophie de vie propre.
Le concert de 1966 se déroule en deux parties distinctes : une acoustique puis une deuxième électrique. A cette époque, le sujet est encore épineux, et nombreux sont les amateurs de folk qui n’ont pas pardonné le raccordement aux amplis, d’où le fameux épisode du ‘Judas !‘ sorti de la foule à l’encontre de l’artiste. Les allusions christiques sont décidément trop nombreuses. En tout cas, le mélange des genres ne pose aucun problème à Cat Power qui, depuis le début de son parcours, évolue de compositions épurées à plus produites. Mais sur les planches du vénérable Royal Albert Hall, elle va respecter la setlist originelle et l’interprétation de chacun des morceaux.
Ainsi la voix profonde et légèrement voilée de Chan Marshall fait des merveilles dès She Belongs to Me. Beaucoup de chansons sont celles d’un homme qui s’adresse aux femmes et elle fait plus que s’en accommoder, notamment avec Baby, Let Me Follow Me Down. A l’époque, Dylan a quelque peu délaissé les protests songs et son obsession pour la Grande Dépression. C’est un homme passionné, amoureux, il n’a que 25 ans et a aussi envie de légèreté. Il chante avec emphase, elle est sérieuse, peut être trop sur Visions of Johanna. C’est là la principale différence entre les deux versions : un harmonica peut être joué à l’identique, l’état d’esprit d’un être à un moment précis de sa vie, non. La longue pièce surréaliste qu’est Desolation Row, où se côtoient Albert Einstein, Noé et Cendrillon ne lui pose à elle aucun problème d’interprétation. Et pour cause, Chan Marshall dit connaître cette suite de 661 mots par cœur depuis ses 20 ans. Les spectateurs de 1966 ont probablement été irradiés par la félicité que dégage Just Like a Woman, ceux de 2022 ont dû avoir quelques frissons de plaisir également.
Et puis l’électricité fut. Dylan demande aux Hawks de jouer fort, Chan Marshall se retrouve frontwoman d’un groupe de blues rock à l’ancienne, dans un registre qui n’est pas forcément le sien. Sur le tempo enlevé de Tell me, Mama, elle ferait chavirer des hordes de bikers. C’est sur, elle semble prendre un certain plaisir sur le boogie Leopard-Skin Pill-Box Hat, un de ces titres où Dylan se fait cabotin.
Quelqu’un dans le public : – Judas !
Cat Power : – Jesus …
Après une interprétation plus laborieuse du tragique Ballad of a Thin Man, Like a Rolling Stone est un final en beauté où le groupe qui l’accompagne suit clairement le commandement de Dylan, l’orgue en tête. La foule londonienne exulte, Cat Power réussit son pari. Rejouer ce concert de 1966 revêtait une importance capitale pour elle. Parfois le sérieux avec lequel elle reprend ces titres l’empêche de se laisser totalement emporter par les textes et leur orchestration, comme si elle freinait devant un tourbillon qui dépasse le simple cadre de la musique, pour rentrer dans ses souvenirs les plus intimes. Elle qui paraît toujours moderne, jamais dépassée par la tendance, vient d’ouvrir et de fermer une nécessaire parenthèse en forme de retour dans le temps. Des reprises de Dylan sont publiées tous les mois, il en existe des centaines, de Hugues Aufray chante Dylan dans les disques du paternel, au moindre chanteur country d’Arkansas. Ce disque là, lui, ne se noiera pas dans la masse.
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