Bodega – ‘Broken Equipment’

Bodega – ‘Broken Equipment’

Album / What’s Your Rupture / 11.03.2022
Art punk

Dix minutes. Puis dix autres. Et encore dix minutes. Et ainsi de suite. Nos vies segmentées en tranches numériques – infos, streaming, Facebook, Google Docs, Youtube, Wikipedia, Bandcamp, tableaux Excel… Même cette chronique sur Mowno est l’un des ces segments, dynamique lecteur. Tu t’informes, tu donnes ton avis, et surtout tu produis. Du travail ou des datas, peu importe, mais tu produis, encore et encore. Ton esprit ne se reposera que dans la tombe. En attendant, ‘this city’s made for doers’, comme l’annonce avec un énorme ricanement le premier single tiré de Broken Equipment. Copie-colle la maxime dans ton cerveau, jusqu’à en bégayer (‘do-do-do-doers’), avance dans la foule urbaine, tombe, relève-toi, repense à la manière dont Bodega détourne ici le vieux refrain de Daft Punk pour ironiser sur les traders de sa ville (‘It’s making me bitter, harder, fatter, stressed out’), laisse échapper un léger sourire entendu sur tes lèvres, et reprends ta course folle. This city’s made for doers…

Cette ville, c’est évidemment New York l’éternelle pressée, la seule qui pouvait voir naître un groupe aussi décalé, tendu mais fun, que la formation emmenée par Ben Hozier et Nikki Belfiglio, à la fois critiques du ‘système’ et symptômes artistiques de ce dernier. En un mot, l’épitome du cool distancié dont raffolent les hipsters qui savent se moquer d’eux-mêmes. Voir par exemple l’influence Mr. Robot dans le clip de ce premier simple (au cas où tu n’aurais pas vu cette grande série sur nos schizes modernes, lecteur ultra-connecté, prends tes dix prochaines minutes pour te rencarder). Certes, derrière ses nombreux clins d’œil sur nos sociétés atomisées, Broken Equipment offre aussi l’occasion de célébrer l’héritage d’une mégalopole à jamais centrale dans l’histoire du rock. Ainsi, la basse de Thrown frétille comme celle d’un tube de LCD Soundsystem, Ben Hozier reprenant ici le fil laissé hier par James Murphy, emmêlé entre obsessions cérébrales et besoins corporels ne pouvant s’exprimer que sur un dancefloor (‘My brain is a train / It’s due for a collision / With my body on the track / I’m due for a decision’). Les flows rap old school à la Beastie Boys se déploient comme autant de vieux ghetto blasters sur des titres à la facture indie ou electro-rock, de Doers à Counter Intelligence Role Play. De fait, Bodega scrolle sur toutes les grandes influences issues de sa ville mythique : un peu de Talking Heads ici, pas mal de The Strokes là – voire même le Velvet Underground ? – et incorpore le tout dans sa grammaire avec une immédiateté pop qu’il n’avait que ponctuellement exploré sur son premier LP (ainsi que sur le EP qui avait suivi). Jack In Titanic et Shiny New Model ont juste fait des petits ici. Beaucoup de petits.

Cette immédiateté n’est pas pour autant synonyme d’une perte d’identité. Elle apporte même une dimension supplémentaire au propos, comme lorsque Hozier rend hommage à la Grosse Pomme et raconte toute son histoire en 3 minutes 30 chrono sur NYC – exercice casse-gueule s’il en est quand on connait les nombreux antécédents sur ce riche sujet, d’Interpol à Yeahs Yeahs Yeahs en passant par St Vincent ou le Kotton Krown de Sonic Youth. Le sous-titre de ce court morceau, à la fois épique et posé, indique ‘Disambiguation’, tel un lien hypertexte entre plusieurs articles homonymes sur Wiki, et son refrain ressemble effectivement à une simple note de bas de page laissée à l’appréciation de l’auditeur : ‘New York was founded by corporations’. Mais alors, d’où vient l’étrange émotion dans la voix de Hozier ? Le cool est ici emprunt d’un certain souffle. Et d’un certain mystère aussi. Quant à Nikki Belfiglio, Territorial (Call Of The Female) et surtout Statuette On The Console la voient à nouveau naviguer avec aisance entre féminisme et anticonformisme sexy – le premier titre rappelant Le Tigre entre deux improbables samples de chouette hulotte entendue du fond des bois (!), là où l’imparable refrain du second renvoie aux meilleurs titres pop-punk de Blondie (avec un soupçon du Teenage Kicks des Undertones en prime). On ne sait si la voix de Nikki est acidulée ou simplement acide. Mais on sait qu’elle fait mouche à chaque fois.

Initialement annoncé à l’été 2020, repoussé plusieurs fois au cours de ces deux années de pandémie, Broken Equipment confirme donc les espoirs que l’on avait placé sur Bodega depuis Endless Scroll. Tout ne sera pas encore absolument parfait pour tout le monde : After Jane, exercice folk minimaliste relativement secondaire – en hommage à la maman de Hozier, parait-il – offre au disque une conclusion un peu en queue de poisson. Et il est vrai que les titres les plus marquants de Broken Equipment se trouvent tous dans sa première face, déséquilibrant quelque peu l’ensemble, même si l’on pourra rétorquer que la face B n’est en fait qu’une réponse plus nuancée au ton sardonique de la première, mettant par exemple l’accent sur l’importance de la relation à l’autre grâce à des réussites aussi émouvantes que Pillar In The Bridge Of You ou encore All Past Lovers. Sous cet angle, on pourrait presque considérer le deuxième album de Bodega comme un contrepoint américain à Yard Act et son The Overload sorti il y a quelques semaines. Comme chez les trublions de Leeds, Broken Equipment ne joue la carte du cynisme apparent que pour mieux appeler à un relatif éveil des consciences ensuite. Le tout en se concentrant sur ce qu’il y a au fond de plus essentiel : l’humain. En cette année 2022 qui s’annonce comme celle de tous les dangers, on a connu pire comme message.

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A ECOUTER EN PRIORITE
Doers, Statuette On The Console, Thrown, NYC, Pillar On The Bridge Of You, All Past Lovers, Territorial, Seneca The Stoic

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