black midi – ‘Hellfire’

black midi – ‘Hellfire’

Album / Rough Trade / 15.07.2022
Math prog

Idéalement, la meilleure façon de défendre Hellfire, troisième album de black midi, serait d’éviter de faire dans la surcharge d’informations. Foisonnante comme un tableau de Jérôme Bosch ou de Pieter Bruegel, cette description en dix titres de huit personnages destinés aux flammes de l’enfer est déjà assez chargée comme ça – Geordie Greep, Cameron Picton et Morgan Simpson rajoutant même ici parfois des accents country et flamenco à leur attelage baroque de départ, improbable assemblage de math-rock, noise, free jazz fusion et prog-rock – le tout le plus souvent chanté à la manière d’une opérette de cabaret d’entre les deux guerres. Hellfire creuse ainsi le sillon entamé par le délirant Cavalcade, le tout guidé par la production d’une précision dantesque de Marta Salogni – déjà responsable du rendu de John L, morceau d’ouverture (et de bravoure) de ce précédent album. De ce festin diabolique bourré de cuivres dissonants et d’envolées harmoniques complexes, on notera déjà que les trois virtuoses londoniens détestent de plus en plus se répéter, et que les auditeurs.trices qui avaient été retourné.e.s par Cavalcade l’année dernière en seront probablement pour leurs frais, là où les autres passeront leur chemin.

Dommage pour eux, même si ce troisième LP atteint peut-être parfois aussi les limites de l’exercice auquel black midi s’adonne avec tant de brio technique depuis trois albums déjà, la faute à un tracklisting moins équilibré que celui de Cavalcade. Geordie Greep et son phrasé de mitraillette nasillarde en mode sprechstimme domine encore une fois l’essentiel des morceaux, et souvent ce phrasé fait mouche, aussi particulier soit-il. Mais depuis le temps, on a aussi appris à apprécier les traditionnels deux titres chantés par le plus suave et subtil Cameron Picton lors de chaque sortie en format long. Sur Cavalcade, les deux chansons menées par Picton (Slow et Diamond Stuff) avaient été stratégiquement placées en milieu d’album, offrant deux respirations habitées qui permettaient de relancer la dynamique jusqu’au bout. Mais sur Hellfire, le bassiste n’intervient en tant que chanteur que sur la première face, avec le sombre Eat Men Eat et ses brûlantes vagues de cuivres, et Still, dont le titre semble être un clin d’œil à la steel guitar en arrière-plan de cette ballade à tiroirs et en trompe l’œil. L’alternance de ces excellentes compositions avec le barnum plus outrancier – mais non moins excellent – des chansons dont Greep a la charge (Sugar/Tzu, Welcome To Hell) crée ici des étincelles, aidé par la machine de guerre Simpson à la batterie. Rien à redire sur cette première partie, donc. Black midi est tellement au sommet de son art que l’on se demande quel pacte faustien ils ont pu sceller pour arriver à ce résultat.

Une fois Picton relégué à l’arrière-plan, quelque chose finit par manquer, toutefois. Il faut dire que Greep ne nous épargne rien de ses lubies les plus hermétiques à partir de ce point. Les riffs histrioniques et le marathon vocal au début de The Race is About To Begin impressionnent encore, mais lorsque Greep passe ensuite en mode music hall déjanté, et ce pour ne pratiquement jamais en sortir jusqu’à la fin du disque, on reste un peu plus dubitatif. Avec les paroles sous les yeux (impossible d’expliquer celles-ci sans doubler le volume de cette chronique), on pourrait croire avoir affaire à un génie à la Scott Walker – kitsch mais salement shooté aux amphètes. Mais sans ces mêmes paroles, force est de constater que Geordie sonne de fait plus comme un chanteur de karaoké à moitié paf cherchant à imiter la voix de Tom Jones sur des pistes de prog-rock informes – pistes qui, assez bizarrement, auraient été enregistrées à Las Vegas au lieu de Londres ou Berlin. Ou comment passer de King Crimson à King Creole And The Coconuts en l’espace de trois morceaux. A ce moment du disque, on se prend à rêver à un final épique, sarcastique et classieux à la Ascending Forth, comme sur Cavalcade, histoire de redonner du sens à l’aventure. Las, 27 Questions remet bien un peu de kérosène dans le moteur pour le dernier run, mais pas assez pour justifier tous les errements de cette deuxième face.

L’enfer c’est les autres, semble nous asséner Geordie Greep. On veut bien le croire, comme on veut bien croire que les déclarations sur la supériorité des génies face au petit peuple dans ses chansons sont plus le fait des personnages maudits et grotesques qu’il incarne que le sien. On imagine bien que quelqu’un d’aussi excentrique et intelligent que lui a des ressources, niveau auto-ironie salvatrice. N’empêche, ‘les autres’, c’est aussi l’auditeur, et vu le solipsisme qui pourrait commencer à menacer l’entreprise black midi, on espère que le groupe saura diriger son embarcation vers des eaux un peu moins obscures en fin de disque à l’avenir, tout en gardant l’originalité et la vitalité qui le caractérisent. D’une certaine manière, et comme dans certains de ces contes moralistes que Greep semble affectionner, le danger qui guette black midi provient paradoxalement de son incroyable talent : ces trois jeunes musiciens peuvent absolument tout faire, ils sont comme bénis par les dieux de la musique. Mais savoir tout faire, ça n’aide pas forcément à savoir quoi faire. Sauf si le petit miracle offert par la première face de ce disque se prolonge tout au long d’un album la prochaine fois. Nous, on est prêt à signer que cela reste possible. Juste, peut-être pas avec notre sang. Restons prudents, tout de même.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Sugar/Tzu, Eat Men Eat, Welcome To Hell, Still

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