Billie Eilish – ‘Happier Than Ever’

Billie Eilish – ‘Happier Than Ever’

Album / Interscope / 30.07.2021
Pop

Il y a des disques qui transcendent leur époque. Ce qui fait leur succès a beau se conjuguer au présent, c’est tout le Bescherelle de l’histoire de la musique qui permet de dire si leur influence perdurera ou non dans la pop culture. On peut déjà l’affirmer au futur simple, When We All Fall Asleep Where Do We Go? fera partie de ces disques. En jetant dans un même creuset quasi-goth le classicisme ironique de torch-songs mélos – à la facture lounge ou jazzy – et le punch très actuel d’une electro-trap vrombissante, le premier opus de Billie Eilish dépoussiérait d’un bon gros coup de woofer un certain songwriting à l’ancienne. Et le tout, porté par l’inimitable chant quasi-chuchoté d’une gamine aux cheveux verts qui n’était même pas majeure à ce moment-là ! Ajoutez l’habile production du frangin Finneas O’Connell, suffisamment sèche et abrasive pour être intéressante – mais jamais trop grinçante non plus, histoire de ne pas s’aliéner les hordes de teenagers auxquels cet album s’adressait d’abord – et l’affaire était dans le sac. Sardoniques, frêles et forts, à la fois sombres et clownesques, les paroles, le personnage, et surtout la voix de Billie étaient à l’image de bien des ados d’aujourd’hui : crâneurs, cyniques, mais finalement ultra-sensibles derrière la couche de vernis Instagram. Et, fait rare, rien n’empêchait non plus les parents de trouver leurs marques dans cet univers-là, au vu de certains vieux pots utilisés ici.

2021, deux ans plus tard. On n’échappera pas au cliché du ‘difficile-cap-du-second-album-après-un-premier-coup-de-poker’. La solution de Billie et Finneas ? Brouiller encore un peu plus les cartes, avec un tracklisting qui s’étire sur 16 titres pour 56 minutes, et dont la cohérence musicale et thématique n’apparait qu’au bout de plusieurs écoutes. Résultat : on pourrait croire que le disque se cherche parfois, entre deux ruptures de tons et trois virages à 180 degrés. C’est surtout le cas dans la première partie de l’album, entre un Billie Bossa Nova faussement anodin, un My Future qui déroule son funk indolent sans trop se poser de questions (si ce n’est quelques impressionnants vibratos, qui prouvent que Billie en a sous le pied au niveau ‘technique’), ou encore Lost Cause, pop song efficace mais quelque peu pépouse. Oxytocin joue lui la carte du dancefloor avec une expertise rare, qui s’exprime rien que dans son incroyable ligne de basse, lourde et implacable, mais le morceau serait instrumental qu’il fonctionnerait aussi bien ou presque. Quant au magnifique GOLDWING, après une intro vocale pompée au compositeur Gustav Holst, il se refuse à vous alors qu’il a à peine surgi dans votre champ de conscience, interrompant sans ambages ses hypnotiques samples de voix éthérées et angéliques dès la fin du deuxième refrain. ‘That’s good!’ décide Eilish dans son abrupte conclusion, avec comme un sourire aux lèvres suite à ce mauvais tour de sa part. De fait, seuls I Didn’t Change My Number, NDA et Therefore I Am semblent vouloir sérieusement donner le change niveau banger electro-trap. Mais même ces titres-là ne retrouvent que par intermittence l’intensité immédiate des tubes de Where We Fall Asleep…

Rapidement, toutefois, on comprend que si ce second album passe son temps à retenir ses coups, c’est pour frapper plus précisément ensuite sur le détail-qui-tue et mettre en avant de nouvelles subtilités d’écriture, quitte à laisser de côté refrains imparables ou gimmicks faciles. Cette dynamique est notable dès Getting Older, peut-être une des meilleures ouvertures d’album de l’année, et qui donne le ton de tout ce qui va suivre. Eilish y fait mine d’apprécier son statut de pop-star, et on comprend entre les lignes qu’elle s’apprête à rendre hommage aux fans qui l’attendent devant sa porte. ‘Too bad they’re usually deranged’ clashe-t-elle soudain sans prévenir, allant jusqu’à surprendre la petite musique autour d’elle, qui marque d’une pause inattendue cette vanne qui ne l’est pas moins. Cette ironie, moins frontale et plus sournoise que celle du premier opus, Eilish l’applique aussi à elle-même (‘Things I once enjoyed / Just keep me employed now’). Mais surtout ces petits moments ne sont rendus possibles que parce que l’instrumentation minimaliste qui les soutient leur laisse assez d’espace, jouant avec l’attente de l’auditeur sur de multiples respirations. Voir par exemple l’ambient et néanmoins fiévreux OverHeated et son incroyable intro en mode spoken-word (Not My Responsibility), où Billie fustige les imbéciles de tout crin qui ne s’intéressent qu’aux formes de son corps, que ce dernier soit visible ou non. Sur ce doublé gagnant, la voix de la jeune californienne est libre comme jamais, aussi bien sur le fond que sur la forme. Ou plutôt sur les formes au pluriel, justement, du chuchotement ASMR au rap/r’n’b en passant par l’adlib jazz…

Au final, Eilish et son frère ne cherchent pas tant à reproduire une formule gagnante qu’à développer leur palette musicale, quitte à en perdre certains au passage, et sans jamais être vraiment assurés de gagner de nouveaux admirateurs non plus. Cette palette s’avère pourtant bouleversante parfois, avec des balades à l’émotion pudique et fragile, comme Everybody Dies, Your Power et Male Fantasy, ces deux dernières soutenues par une guitare folk inédite dans l’instrumentation jusqu’ici. Dans ce registre, on pardonnera même la seule vraie faute de goût du disque, à savoir la deuxième partie soit-disant ‘rock’ du titre Happier Than Ever, qui donne ainsi son nom à cet étonnant deuxième album. Si Finneas semble un peu perdu sur la manière de faire sonner ce final à la Phoebe Bridgers, qui se veut écorché vif mais accumule surtout clichés et maladresses pseudo-‘alternatives’, l’essentiel est de toute façon dit dans toute la première partie du morceau. Là, un simple ukulélé suffit pour soutenir Billie quand elle règle ses comptes avec un ex, et c’est déjà magistral. Less is more, as always.

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ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Getting Older, Therefore I Am, Everybody Dies, Not My Responsibility, OverHeated, Your Power, GOLDWING, Oxytocin, NDA


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