
24 Oct 22 Bill Callahan – ‘YTI⅃AƎЯ’
Album / Drag City / 14.10.2022
Free folk
Chaque nouvel album de Bill Callahan est un évènement tant le natif du Maryland fait office de référence folk, comme il servait autrefois de point de mire dans le domaine de la Lo-Fi ou du sadcore à tendance bruitiste et expérimentale. Par sa carrière, ses sorties pléthoriques universellement acclamées (18 albums sous ses deux noms, et autant d’EPs, raretés compilées ou side projects) et la variété des registres abordés, il bénéficie d’une aura critique spéciale, assez rare pour ne pas être soulignée.
Il faut admettre qu’il est difficile d’être impartial à l’écoute d’un disque de cette icône intouchable. Les libertés qu’il se donne, comme le recul et l’humour de ses textes, ont transformé au fil des années la figure de proue de Drag City en camarade de longue date, créant une complicité quasi amicale avec l’auditeur. Seulement, on ne juge pas un ami en toute objectivité, une immunité critique se forme avec le temps et la proximité. Si l’adhésion – auparavant proche de la symbiose – est moindre depuis quelques albums, on a toujours le même plaisir et la même excitation au moment de lancer le dernier venu du créateur de Smog.
Le nouveau se nomme YTI⅃AƎЯ, et joue du reflet d’un oiseau sur la peinture de Paul Ryan en couverture. Le premier titre évoque ses deux enfants et un sentiment de rêve éveillé né de leur contemplation. Une réalité en miroir, à l’envers, et onirique. Comme si la nouvelle vie paisible et familiale du chanteur lui semblait appartenir à un univers autre que celui d’où il vient, aux thématiques d’ordinaire aussi vastes que sombres.
Une des principales modifications musicales notées au cours de la carrière de Callahan réside dans le plaisir musical, et notamment dans celui de jouer ensemble. YTI⅃AƎЯ en atteste en étant à ce jour son disque comptant le plus de musiciens : pas moins de quatorze aux crédits, dont pas mal de choristes mais aussi un certain nombre d’instruments à vent (trompette, trombone et clarinette), en complément des claviers et du trio désormais habituel composé de guitare acoustique-contrebasse-batterie. Ce dernier rôle est ici confié à Jim White qui n’avait plus collaboré avec Callahan depuis A River Ain’t Much To Love en 2005. Il y a un plaisir instrumental palpable sur de longues plages dédiées aux instruments (Partition, et ses impros à l’orgue, les cuivres de fin sur Naked Souls), mais aussi une influence plus que jamais évidente du free-jazz : une filiation pas si étonnante, l’attrait pour les bruits de bandes et petits sons parasites des premiers LP se voient convertis trente ans plus tard en joie de l’improvisation, comme en sons cuivrés, modulés, parfois dissonants. Ça fleure bon l’enthousiasme partagé, et on imagine aisément une ambiance aussi feutrée qu’amicale aux sessions d’enregistrement dans les studios Arlyn d’Austin.
Les thématiques de l’album pourraient faire sourire l’auteur de Julius Caesar. Celui qui criait ‘Je serai totalement déchiré à ton mariage‘ sur Your Wedding en 1993, chante aujourd’hui son émerveillement face à la naissance de sa seconde fille (First Bird), ou son assurance d’être le lover-man de sa compagne (Coyotes). Le fait est que le matériau de départ pour Callahan consiste à se plonger dans ses sentiments les plus intimes, avec une forme d’emphase dans leur transcription. Si la solitude et les échecs du passé le conduisaient parfois à nous conter comme il aimerait noyer et fracasser une chaise sur le dos d’un rival (Sleepy Joe, 1995), s’évader seul en soucoupe volante (Teenage Spaceship, 1999), imaginer ses propres funérailles (Dress Sexy At My Funeral, 2000), ou encore à souhaiter que son coeur cesse de battre (Too Many Birds, 2009), son émerveillement actuel face à la paternité et à une paix enfin trouvée, rendue plus forte par les années d’instabilité antérieure, teinte nécessairement sa musique de lueurs bien différentes. L’existentiel reste central, mais l’angle d’attaque s’est vu drastiquement modifié.
Les qualités de YTI⅃AƎЯ sont nombreuses : liberté de ton, écriture ciselée, production à la fois chaleureuse et brute, comme un vieux rocking chair qui conserve son assise intacte après les années et invite au repos paisible. On admet aisément que les morceaux les plus marquants soient aussi les plus tristes, en témoigne Lily, titre bouleversant sur la mort de sa mère. Est-ce parce que l’on retrouve le Bill mélancolique et les tristesses profondes d’antan, ou parce que jamais sa voix ne nous touche autant que lorsqu’elle est chargée de peine, voire de ressentiment, comme lorsqu’il chante ‘God Destroy This Naked Souls’ évoquant les armées d’anonymes du net ?
Bill Callahan a gagné en maturité, en recul, et en plaisir. C’est indéniable. La rage adolescente est lointaine, même si elle semble rejaillir ici et là, en prenant la forme de formules lapidaires ou d’une ironie dans les textes. Comme un vieux pote, il continue à nous accompagner. Et, si l’on admet avec regret qu’on était davantage touché par ses albums déchirés, remplis de désillusion et consécutifs à des séparations (Sometimes I Wish We Were An Eagle, écrit suite à sa rupture avec Joanna Newsom, reste à nos yeux son plus bel opus solo), on n’ira pas jusqu’à souhaiter à un ami d’aller mal, par regret de sa mélancolie. Quoiqu’il arrive, le plaisir de le retrouver demeure intact.
A ECOUTER EN PRIORITE
Lily, Naked Souls, Drainface
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